Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
APP

que dura la tyrannie des décemvirs, à quel point l’agrandissement de Rome dépendait de sa liberté ; l’État sembla avoir perdu l’âme qui le faisait mouvoir. » En effet, les Sabins et les Èques profitèrent des circonstances pour ravager le territoire romain. Les décemvirs alarmés convoquèrent le sénat, et le peuple fit cette réflexion douloureuse, que c’était à ses ennemis qu’il était redevable de cette ombre de liberté. Après de longs débats, on parvint à lever des troupes, qui se mirent en marche sous le commandement de huit des décemvirs. Appius et Oppius restèrent à Rome avec deux légions. Les Romains se laissèrent vaincre, ne voulant pas procurer de la gloire à des chefs qu’ils haïssaient. Appius mandait sans cesse à ses collègues d’employer les moyens rigoureux, et il n’était que trop écouté. Plusieurs soldats périrent par trahison, et entre autres le fameux Sicinius Dentatus (voy. Sicinius), dont tout le crime était de s’être exprimé avec trop de franchise sur les malheurs de son pays. Mais l’abus du pouvoir en amena enfin le terme. Appius aperçut un jour dans la place la jeune Virginie, fille de Virginius, de la classe des plébéiens, mais très-considéré dans l’armée. Virginie, douée d’une rare beauté, était promise à Icilius, qui avait été tribun du peuple, et devait l’épouser à la fin de la campagne. Appius conçut pour elle une passion violente ; mais il était marié : le divorce, quoique autorisé, était jusqu’alors sans exemple ; et la propre loi d’Apicius, qui interdisait toute union conjugale entre les patriciens et les plébéiens, ne lui permettait d’employer que la séduction ou la violence. Le premier parti ne lui réussit pas : il eut recours au second. Par son ordre, un de ses clients, appelés M. Claudius, entra un jour, à la tête d’une troupe de misérables, dans l’école publique où était Virginie, et, la réclamant comme fille d’une de ses esclaves, il la saisit et voulut l’entraîner. Le peuple l’obligea à la remettre en liberté ; mais Claudius la cita au tribunal d’Appius, qui décida que provisoirement la prétendue esclave suivrait son maître. Le peuple demanda à grands cris que les parents de Virginie fussent entendus. Numitorius, son oncle, parut, ainsi qu’Icilius, son fiancé ; ils dévoilèrent les desseins criminels d’Appius. Un tumulte horrible s’ensuivit, et le décemvir fut obligé de laisser Virginie aux mains de sa famille ; mais il annonça qu’il prononcerait le lendemain son jugement. Virginius, mandé par son frère et par Icilius, parut sur la place en habits de deuil, ainsi que sa fille. Il donna des preuves certaines des liens sacrés qui les unissaient ; mais Appius, plein de confiance dans le nombre de ses satellites, ordonna à Claudius de s’emparer de son esclave. Alors Virginius demanda au décemvir la permission d’interroger de nouveau la nourrice de Virginie, en présence de Virginie elle-même, afin, disait-il, d’avoir au moins la consolation d’être détrompé. Appius y consentit. Aussitôt ce père infortuné embrassa tendrement sa fille, et, la conduisant peu à peu vers une boutique de boucher, il y saisit un couteau ; puis, se tournant vers elle : « Ma chère et fille, lui dit-il, voici l’unique moyen de conserver « ton honneur et ta liberté ; va, Virginie, va rejoindre ta mère et tes aïeux, libre et pure. » À ces mots, il lui enfonça le couteau dans le sein ; et, le montrant tout ensanglanté à Appius : « C’est par ce sang innocent, lui cria-t-il, que je dévoué ta tête aux dieux infernaux ! » Appius commanda qu’il fût arrêté ; mais Virginius s’enfuit et arriva au camp. Valérius et Horatius, sénateurs et ennemis du décemvirat, appelèrent a la vengeance le peuple, dont le spectacle du cadavre de Virginie excitait déjà la fureur. Appius demanda en vain que l’on condamnât ses deux adversaires à être précipités du haut de la roche Tarpéienne. Alors il prit le parti de convoquer le sénat ; et le peuple s’apaisa, dans la confiance que le décemvirat allait être aboli ; mais le petit nombre des sénateurs qui étaient alors à Rome favorisait par crainte ou par intérêt le despotisme d’Appius. Ils se contentèrent d’exhorter le peuple à la patience. Cependant Virginius, de retour à l’armée, y raconta ses malheurs, et l’affreux parti qu’il s’était vu forcé de prendre pour soustraire sa fille à l’infamie. Les soldats émus, irrités, revinrent à Rome, malgré les décemvirs, traversèrent la ville, et allèrent se poster sur le mont Aventin. L’autre armée, opposée aux Sabins, suivit cet exemple. Le sénat alors résolut de faire renaître la puissance consulaire et tribunitienne. Les décemvirs sentirent que les derniers moments de leur puissance étaient venus ; ils voulurent se faire honneur d’une modération tardive, et offrirent de résigner leur pouvoir. Valérius et Horatius consentirent à aller vers le peuple, dont Icilius leur porta les propositions. Le rétablissement du tribunat et du consulat n’éprouva aucune difficulté ; mais les plébéiens demandaient de plus qu’on leur livrât les décemvirs pour être brûlés vifs ; et le sénat ne voulut pas y consentir. De tous les décemvirs, Appius fut le seul qui, ne démentant point son caractère, s’opposa au rétablissement des tribuns ; mais il déclara en même temps qu’il ne refusait pas d’être la victime offerte aux fureurs populaires. On procéda à l’élection des tribuns et des consuls. Virginius, Icilius et Numitorius furent nommés les premiers parmi les magistrats du peuple. Valérius et Horatius obtinrent les faisceaux consulaires. Ce grand événement eut lieu l’an de Rome 305 (449 avant J.-C.). Accusé par Virginius, Appius fut traîné en prison, malgré les prières de son oncle, qui, après s’être retiré à Régille, pour fuir sa tyrannie, revint alors faire valoir auprès des citoyens tous les droits de la famille Claudia, honorée par tant de magistratures ; mais Virginius et la mémoire de sa fille parlèrent plus fortement que lui. Appius mourut en prison, avant le jour où il devait paraître en jugement. Tite-Live assure qu’il se tua lui-même. Denys d’Halicarnasse prétend que les tribuns le firent étrangler. Oppius fut accusé par un vétéran de l’avoir fait battre de verges, et éprouva le même sort qu’Appius. Les huit autres décemvirs, effrayés, s’exilèrent volontairement. On vendit leurs biens, et le prix en fut versé dans le trésor public. D-t.


APPIUS Claudius, de la même famille que les précédents, fut élu censeur, l’an de Rome 442, et commença ses fonctions par humilier le sénat. On n’y avait reçu jusqu’alors que des praticiens et les