son obscurité, et de ne point l’obliger à voir un gouverneur des Pays-Bas espagnols pendant que l’Espagne était en guerre avec la France ; délicatesse que de Grana ne put blâmer. Le premier fruit de sa retraite fut l’Apologie pour les catholiques contre les faussetés du ministre Jurieu, ouvrage qui, au jugement de Racine, présente la force et l’éloquence des Philippiques de Démosthène, et où l’auteur prit généreusement la défense des jésuites, ses persécuteurs. Jurieu, que sa violence et son fanatisme avaient rendu odieux à son propre parti, rassembla, dans un libelle qu’il intitula l’Esprit de M. Arnauld, mille calomnies grossières contre le docteur, qui dédaigna d’y répondre, mais qui n’y fut pas moins sensible. Le P. Simon doute que ce recueil d’infamies ait été fait par Jurieu ; il pense qu’il fut composé à Paris, et qu’on en fit passer le manuscrit à Jurieu, qui l’arrangea à sa manière. Le repos était un état violent pour cet athlète infatigable ; il trouva moyen de s’engager bientôt dans une nouvelle querelle. Le père Malebranche, qui avait embrassé des sentiments différents sur la grâce, les développa dans un traité, et le fit parvenir à celui qu’il regardait comme son maître. Le docteur voulut arrêter l’impression de son livre ; mais, n’ayant pu y réussir, il lui déclara la guerre en 1683. Il y eut plusieurs écrits de part et d’autre, remplis d’expressions piquantes et de reproches très-vifs. Arnauld n’attaquait pas le Traité de la Nature et de la Grâce ; mais l’opinion que l’on voit tout en Dieu, exposée dans la Recherche de la vérité, qu’il avait lui-même vantée autrefois. Il intitula son ouvrage : Traité des vraies et des fausses Idées. Il prenait ce chemin pour apprendre, disait-il, à Malebranche, à se défier de ses plus chères spéculations métaphysiques, et le préparer ainsi à se laisser plus aisément désabuser sur la grâce. Malebranche se plaignit de la malignité qu’il y avait à choisir une matière dont il n’était nullement question, parce qu’elle était la plus métaphysique, et par conséquent la plus susceptible de ridicule aux yeux de la plupart des lecteurs. Le danger des discussions polémiques de cette nature est de mener les cœurs les plus droits et les esprits les plus justes beaucoup plus loin qu’ils ne se le proposent eux-mêmes. Arnauld en vint à des accusations révoltantes ; selon lui, son adversaire met en Dieu une étendue matérielle, et insinue artificieusement des dogmes qui corrompent la pureté de la religion. Ses Réflexions philosophiques et théologiques sur le Traité de la Nature et de la Grâce, publiées en 1685, ouvrage composé à la sollicitation de Bossuet, le rendirent vainqueur dans l’esprit de ses nombreux partisans, qui chantaient victoire pour leur chef dès qu’il entrait dans la lice ; mais Malebranche le fut aux yeux de ses disciples. Ce dernier, aussi pacifique que l’autre était guerrier, eut du moins sur lui l’avantage d’une plus grande modération, en déclarant à son adversaire « qu’il était las de donner au monde un spectacle, et de remplir le Journal des Savants de leurs pauvretés réciproques. » on peut dire pourtant que si le théologien avait mis trop de dureté dans quelques-uns de ses écrits, le philosophe mit aussi trop de fiel et d’amertume dans les siens, en accusant ce malheureux exilé, son ancien ami, d’être chef de secte, et d’entretenir le schisme. On voulut engager, Arnauld à reproduire la rétractation que son antagonisme lui avait confiée autrefois de la signature du Formulaire. Arnauld se révolta contre un tel procédé : « Rien ne serait plus malhonnête, dit-il que d’abuser de cette confiance. J aimerais mieux qu’on m’eût coupé la main que de lui en faire aucun reproche. » Cette querelle, qui dura jusqu’à la mort d’Arnauld, ne l’empêcha pas d’en avoir une autre avec le P. Simon, à l’occasion de la traduction des livres saints en langue vulgaire. « Enfin, après une carrière si orageuse et malheureuse, dit Voltaire, selon les idées ordinaires qui mettenet malheur dans l’exil et la pauvreté, sans considérer la gloire, les amis et une vieillesse saine, qui furent le partage de cet homme fameux, » Arnauld vit approcher la mort sans trouble ni faiblesse ; il expira entre les bras du P. Quesnel, à Bruxelles, le 8 août 1694, a 83 ans, et fut enterré dans le chœur de la paroisse Ste-Catherine. Sa mort enleva aux partisans de Jansénius le plus habile défenseur qu’ils aient jamais eu, et aux jésuites leur plus redoutable adversaire. Le lieu de sa sépulture fut longtemps ignoré ; mais son cœur fut porté à Port-Royal, puis transféré à Palaiseau. Les poètes les plus illustres lui firent des épitaphes. On eût pu lui appliquer celle de Trivulce : Hic quiescit, qui nunquam quievit. Boileau ne craignit pas de déplaire aux ennemis de Port-Royal, en consacrant les vers suivants à sa mémoire :
Au pied de cet autel de structure grossière,
Gît sans pompe, enfermé dans une vile bière,
Le plus savant mortel qui jamais ait écrit ;
Arnauld, qui sur la grâce instruit par Jésus-Christ,
Combattant pour l’Église, a, dans l’Église même,
Souffert plus d’un outrage et plus d’un anathème.
Plein d’un feu qu’en son cœur souffla l’Esprit divin,
Il terrassa Pelage, il foudroya Calvin ;
De tous ces faux docteurs confondit la morale ;
Mais, pour fruit de son zèle, on l’a vu rebuté,
En cent lieux opprimé par la noire cabale,
Errant, pauvre, banni, prescrit, persécuté ;
Et même par sa mort, leur fureur mal éteinte
N’en eût jamais laissé les cendres en repos,
Si Dieu lui-même, ici, de son ouaille sainte
À ces loups dévorants n’avait caché les os.
Le Nécrologe de Port-Royal en attribue deux autres à Racine. Santeul fit pour Arnauld cette épitaphe, placée sur la pierre qui couvrait son cœur à Port-Royal :
Per quem relligio stetit inconcussa fidesque,
Magnanima et pietas et constans regula veri,
Contemplare virum ; se totam agnoscit in illo
Rugis pulchra suis Patrum rediviva vetustas.
On ignore l’auteur de cet autre distique, remarquable par sa précision :
Hic jacet Arnaldus, lucem cui Gallia, portum
Flandria, Roma fidem, præbuit astra Denis