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principalement sur ses écrits, qui le firent comparer à Platon et à St. Augustin, et lui valurent, disent les bénédictins de St-Maur, le titre du plus excellent métaphysicien qui eût paru dans le monde depuis l’évêque d’Hippone. Depuis la fondation des écoles carlovingiennes et la renaissance des études, aucun système nouveau de philosophie n’avait été mis au jour ; les théories de Raban Maur sur l’origine des idées, et les réminiscences néoplatoniciennes et panthéistes de J. Scot-Érigène avaient seules manifesté le réveil des intelligences, lorsque Anselme, ressentant les degrés de la création, s’éleva, par l’effort de son génie, à l’une des plus hautes conceptions qui aient paru dans le monde philosophique. Parmi ses nombreux écrits, il en est deux, le Monologium (Monologue), et le Proslogium (Allocution), qui contiennent à peu près toute sa doctrine. Dans le premier de ces traités, Anselme se propose de prouver que l’idée de l’être existant par lui-même peut être atteinte et démontrée par les lumières de la raison, et de constituer l’unité de la science en établissant que les conclusions fournies par la logique s’accordent avec les affirmations de l’orthodoxie. Pour réaliser ce dessein, le philosophe catholique construit un vaste système logique dont le monde sensible forme la base et l’Être suprême le sommet. Partant des qualités disséminées dans les objets dont l’univers offre le spectacle, il parvient, a l’aide d’une série de déductions enchaînées avec une précision et une rigueur de dialectique admirables, aux idées générales et abstraites du beau, du bon, du juste, etc., et passe enfin, par une dernière induction, de la conception idéale de l’être un et absolu, à sa réalité objective. M. Bouchitté, auteur d’un savant travail sur le Monologium et le Proslogium, résume en ces termes l’argumentation de l’archevêque de Cantorbéry : « Qu’est-ce que la contemplation du beau, du bon, etc., dans les êtres de l’univers, si ce n’est la contemplation même des attributs divins sous une forme individuelle, passagère, grossière même quelquefois ? Tel est du moins le premier fait perçu, mais nous n’en restons pas là ; à l’instant où, par suite d’une comparaison faite entre plusieurs objets, nous reconnaissons, par abstraction, que la qualité de beau, de grand ou toute autre leur est commune, c’est dès lors sous la forme unique d’idée que cette généralisation se manifeste à nous. Lors donc que, réunissant les notions de beau, de bon, de grand, etc., acquises ou constatées par l’expérience et l’abstraction, nous les réduisons dans une unité plus haute, nous n’opérons plus sur les objets eux-mêmes perçus par nos sens, mais bien sur les idées qui en représentent désormais pour nous les qualités générales et les conditions nécessaires. Nous ne nous demandons déjà plus quelle est la raison en vertu de laquelle est beau, bon, grand, tel être dans lequel nous avons reconnu ces attributs, nous la reconnaissons dans la qualité abstraite elle-même ; nous nous demandons désormais si toutes ces qualités flottent au hasard dans le monde intellectuel, au sein de sa généralité abstraite, ou si un lien les rattache les unes aux autres ; si, se résolvant dans une unité supérieure, elles reposent enfin dans une essence inconditionnelle et absolue. La réponse ne se fait pas attendre, et les notions d’unité et d’être se combinant, interviennent et complètent l’idée de Dieu. » Dans le Proslogium, Anselme resserre et complète l’argumentation précédente, en la réduisant à un seul syllogisme qui consiste à conclure l’existence de Dieu de l’idée même de cet être. Cet argument est au fond le même que celui de Descartes ; la forme seule est différente. L’ensemble des raisonnements du prélat donne les résultats suivants : L’idée de Dieu implique la réalité de son objet ; cette idée réunit l’universalité logique et l’universalité réelle ; toutes les idées et toutes les réalités relatives n’étant que des émanations de l’être absolu et de ses attributs ; les idées humaines s’enchaînent dans un ordre correspondant à l’enchaînement des choses ; Dieu est le principe de la science. Outre les idées que nous venons d’exposer, le Monologium et le Proslogium contiennent sur la nature divine, sur ses attributs, sur la Trinité, sur la création, sur l’immortalité de l’âme, sur les rapports de l’homme avec Dieu, des spéculations de l’ordre le plus élevé. L’argument du Proslogium fut attaqué par Gaunilon, moine de Marmoutier, dans un traité intitulé : Liber pro insipiente, titre qui fait allusion à l’insipiens du Psalmiste. L’objection du religieux, reproduite par les adversaires de Descartes, consiste à soutenir que les conceptions de l’esprit ne supposent pas nécessairement l’existence d’une substance correspondante. Anselme répliqua par l’Apologétique contre Gaunilon, dans lequel il prouve, avec une nouvelle force, que l’existence étant une perfection, elle entre nécessairement dans l’idée de l’être souverainement parfait. Bientôt après, Roscelin dirigea contre l’idée fondamentale du système d’Anselme une attaque bien autrement sérieuse ; il prétendit que les idées générales, désignées alors sous le nom d’universaux, ne représentaient pas des réalités, et n’étaient que de pures abstractions, des mots. Dès ce moment toute l’activité des esprits se porta sur le problème des universaux, qui donna naissance à deux écoles fameuses : celle des réalistes et celle des nominalistes, dont la lutte agita si profondément le moyen âge. Outre les écrits de St. Anselme que nous avons déjà cités, on a encore de lui : un traité de la Trinité et de l’incarnation du Verbe, entrepris pour réfuter les erreurs de Roscelin ; un traité de la Procession du St-Esprit, contre les Grecs ; un traité de grammaire ou plutôt de dialectique, dont la valeur et le but sont parfaitement indiqués par les bénédictins de St-Maur. « On ne vit point, disent-ils, d’habiles dialecticiens ou logiciens parmi nos Français jusqu’à Lanfranc et St Anselme. La dialectique, dans son institution, était l’art de raisonner avec justesse et solidité, et de chercher la vérité par les voies les plus sûres. C’est à quoi l’on ne pouvait parvenir sans avoir des idées justes qui dépendent de la connaissance des choses ; et l’on ne s’appliquait presque point du tout en ce siècle à l’acquérir. On ne faisait consister la dialectique qu’en des mots et des règles, dont on ne savait pas