Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 21.djvu/182

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Naples, Joseph se résigna à accepter ce nouveau fardeau bien plus lourd encore que le précédent. Sa loyauté ne lui permettait pas d’approuver intérieurement l’espèce de piège politique tendu par Napoléon aux princes espagnols. Malgré l’état d’abjection dans lequel était tombée cette malheureuse cour, malgré les actes de condescendance forcée obtenus de la famille royale des Bourbons de Madrid, Joseph, avec son esprit élevé, son bon sens naturel, prévoyait les obstacles insurmontables qui allaient surgir de la situation des choses. Il pressentait le soulèvement d’une nation fière, orgueilleuse, détestant la domination étrangère ; il voyait dans un avenir prochain l’Europe profitant des embarras suscités dans le Midi, pour se coaliser de nouveau contre la France, en donnant pour prétexte plausible l’insatiable ambition de l’empereur. En outre, il regrettait ce beau pays de Naples, dont les peuples, grâce à la douceur du caractère de leur nouveau roi, commençaient à l’apprécier, à l’aimer. Il regrettait Naples, objet de sa sollicitude depuis qu’on l’avait fait roi malgré lui. Il abandonnait avec un chagrin amer une nation qu’il était parvenu à régénérer, à rattacher à la France. C’était l’habile ouvrier forcé de laisser inachevée une œuvre à laquelle il a donné tous ses soins ; le peintre, l’artiste, contraint d’abandonner le tableau qui doit faire sa gloire, la statue qui doit illustrer son nom, au moment où tableau et statue vont recevoir le dernier coup de pinceau, le dernier coup de ciseau, pour aller corriger une ébauche ou donner au bloc de marbre informe le premier coup de marteau. On assure que la couronne d’Espagne avait été offerte au roi Louis, et que ce dernier la refusa vertement, parce que cette affaire d’Espagne lui paraissait injuste et impolitique. Joseph, tout en jugeant les choses au même point de vue, crut devoir se sacrifier de nouveau aux projets d’un frère qu’il blâmait quelquefois, auquel il obéissait toujours. De tristes, d’amères pensées occupaient l’esprit de Joseph pendant son voyage de Naples à Bayonne. Il avait quitté la capitale du royaume des Deux-Siciles le 25 mai 1808, pour se rendre à Capo-di-Monte, accompagné de sa femme et de ses enfants. De la il gagna la haute Italie. Près de la Grotte, ou passage souterrain qui débouche dans la vallée du Guiers, le hasard lui fit rencontrer son ancien professeur de mathématiques au collège d’Autun, l’abbé Simon, devenu évêque de Grenoble, et qui faisait sa première visite pastorale dans son diocèse. Le roi, dès qu’il aperçut le vénérable prélat, fit arrêter sa voiture et vint l’embrasser. L’évêque le complimenta sur ses hautes destinées. Joseph l’interrompit et lui dit tristement : « Puissent vos félicitations être d’un heureux augure à votre ancien élève ! puissent vos saintes prières détourner les malheurs que je prévois ! l’ambition ne m’aveugle pas, et les joyaux de la couronne d’Espagne n’éblouissent point ma vue. Je quitte un pays où je pense avoir fait quelque bien, où je me flatte d’avoir été aimé et de laisser après moi quelques regrets. En pourra-t-il être ainsi dans le nouveau royaume qui m’attend ? Les Napolitains n’ont, pour ainsi dire, jamais connu de nationalité : tour à tour conquis par les Normands, les Espagnols, les Français, peu leur importent leurs maîtres, pourvu que ceux-ci leur laissent leur ciel bleu, leur mer d’azur, leur place au soleil et quelques carlins pour leur macaroni… En Espagne, au contraire, j’aurai beau faire, je ne me dépouillerai pas si complétement de mon titre d’étranger qu’il ne m’en reste assez pour me faire haïr d’un peuple fier et chatouilleux sur le point d’honneur, d’un peuple qui n’a connu d’autres guerres que des guerres d’indépendance, et qui abhorre avant tout le nom Français… Monsieur l’évêque, je vois un horizon chargé de nuages bien sombres ; ils recèlent dans leur sein un avenir qui m’effraye. L’étoile de mon frère scintillera-t-elle toujours lumineuse et brillante dans les cieux ?… Je ne sais, mais de tristes pressentiments m’assiègent en dépit de moi-même ; ils m’obsèdent, me dominent. Je crains bien qu’en me donnant une couronne plus belle que celle que je dépose, l’empereur n’ait chargé mon front d’un fardeau plus pesant qu’il ne saurait porter. Plaignez-moi donc, mon cher maître, plaignez-moi et ne me félicitez pas[1]. » On voit que Joseph ne se faisait pas d’illusion. Il rejoignit son frère à Bayonne. À peu de distance de cette ville, il le rencontra venant lui-même à sa rencontre. Napoléon se hâta de le mettre au courant des affaires politiques de l’Espagne et des événements qui venaient de se passer récemment sous ses yeux. L’empereur était un des hommes les plus séduisants lorsqu’il le voulait. Il exerçait sur tout le monde une fascination dont bien peu de gens auraient pu se garder. Il fit ses efforts pour capter Joseph dans cette entrevue. Il lui fit valoir, pour le décider à accepter la couronne d’Espagne, l’intérêt des peuples, l’intérêt de famille, l’intérêt du nouveau royaume qui serait ainsi bien convaincu de son indépendance, et qui n’aurait plus la crainte d’être réuni à la France. Il termina enfin par ces deux considérations devant lesquelles il savait trouver Joseph désarmé : le bien fait à Naples et qu’un autre continuerait, le bien à faire en Espagne et que l’on ne pouvait attendre que de lui seul. Joseph accepta. Son ambition à lui était de vivre en philosophe : les destins s’opposaient à ses désirs. Les princes étaient partis, les membres de la junte étaient assemblés à Bayonne, au château de Marrac. Joseph reçut leurs félicitations ety répondit vaguement. Le lendemain, deux des plus chauds partisans du prince des ’Asturies se présentèrent pour le voir. Le roi eut avec l’un d’eux,

  1. Mémoires du roi Joseph, livre X, t. 4.