Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 21.djvu/438

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


KAN

groupés par l’imagination et la mémoire. Kant, démêlant, dans l’expérience, des éléments de nature et d’origine diverses, se garda bien de traiter comme choses contraires ou hétérogènes l’expérience et l’entendement, ainsi que Hume avait fait ; mais considérant l’entendement et les perceptions comme choses opposées, il reconnut que c’était de leur concours, sous l’influence médiatrice de l’indéfinissable sentiment du moi, que naissait l’expérience ; que l’entendement en était l’ouvrier, que les intuitions lui fournissaient les matériaux, et que les instruments ainsi que les lois d’arrangement ou les règles de construction étaient identiques avec les modes d’opération auxquels nos facultés intellectuelles étaient assujetties dans leur exercice. On comprendra maintenant pourquoi, dans son principal ouvrage, Kant a exprimé le grand problème qu’il s’était proposé de résoudre, en ces termes si souvent accusés d’obscurité : Comment sont possibles des jugements synthétiques a priori ? Synthèse dit composition. Un jugement synthétique sera donc celui dont les termes, ne se renfermant pas mutuellement, n’ont pu être tirés l’un de l’autre par l’analyse. Nous avons vu qu’il existe, selon Kant, des propositions par lesquelles nous attribuons aux choses extérieures certaines manières d’être dont l’idée ne nous est pas donnée avec ou par l’impression de ces objets sur la sensibilité (appelée réceptivité par l’école de Kant). Eu conséquence nous ajoutons à cette impression qui nous vient du dehors des formes et des conceptions que nous tirons de notre propre fonds, et qui sortent du sein de notre être intellectuel. Ainsi dans cette proposition : Tout ce qui arrive doit avoir une cause et produire un effet, épuisons sur l’idée du sujet (le fait, l’événeméut donné, ce qui arrive) les ressources de la plus profonde analyse ; nous aurons beau creuser, nous ne trouverons point dans l’idée de quelque chose qui arrive l’idée de quelque autre chose qui a dû nécessairement précéder, ni d’une autre chose qui devra suivre nécessairement. Il y a donc addition faite à l’idée du sujet. Mais l’attribut, élément additionnel qui ajoute à l’autre terme de la proposition une qualité qui n’y était pas, nous a-t-il été fourni par l’expérience ? Nullement, si les raisonnements de Kant ont de la justesse. Pareillement dans les propositions suivantes :

« La ligne droite est le
« plus court chemin d’un point à l’autre ; Dieu
« existe ; le monde est fini ; l’âme est immortelle ;
« tout est lié dans la nature ; tous les accidents
« que nous apercevons et qui peuvent changer
« doivent être les attributs d’une chose qui les
« supporte, et qui ne change pas, c’est-à-dire
« d’une substance ; »

il y a amalgame (synthèse) d’un sujet avec un attribut qui n’a été tiré ni de l’idée du sujet, ni de l’expérience ; et les jugements dérivés de cette combinaison sont des jugements a priori, c’est-à-dire des jugements indépendants de l’expérience, des jugements dans lesquels entrent, comme éléments, des actes de

KAN 433

facultés antérieures à toute expérience, et nécessaires à sa formation. Qu’on se représente un miroir doué d’apperception, ou sachant que les objets extérieurs se mirent en lui ; qu’on le suppose réfléchissant sur les phénomènes qu’il offre au spectateur et qu’il s’offre à lui-même. S’il parvenait à découvrir les propriétés qui le rendent susceptible de produire ces phénomènes, il se trouverait en possession de deux genres de représentations tout à fait distinctes : il aurait connaissance des images qu’il réfléchit et des qualités qu’il a dû posséder antérieurement à toute production d’images. Les premiers seraient ses connaissances a posteriori. tandis qu’en se disant à lui-même : Ma surface est plane, elle est polie, je suis impénétrable aux rayons de la lumière, il se montrerait pourvu de notions a priori, puisque ces propriétés qu’il reconnaîtrait être inhérentes à sa structure sont plus anciennes que toute image renvoyée par sa surface, et sont les conditions auxquelles est attachée cette faculté de former des images dont il se saurait doué. Poussons plus loin cette fiction bizarre. Imaginons-nous encore que notre miroir se représentât les objets extérieurs comme entièrement dépourvus de profondeur, tous placés sur le même plan, se traversant mutuellement comme leurs images se croisent sur sa superficie, etc., nous aurions un exemple de réalité objective attribuée à des modifications purement subjectives ; et si enfin nous pouvions nous le figurer analysant et combinant de diverses manières ces propriétés dont il s’est reconnu revêtu, mais dont il devait se borner à constater l’existence et approfondir l’usage, tirant de ces combinaisons des conclusions relatives à l’organisation, au but, à l’origine des objets qui se peignent sur sa surface, fondant peut-être des systèmes tout entiers sur les conjectures que lui suggérerait l’analyse des propriétés de sa structure, et qu’il croirait pouvoir appliquer à un emploi absolument étranger à la nature et aux fins de ces propriétés ; nous aurions une idée grossière, mais assez analogique, des motifs et de la tendance des reproches que le fondateur de la philosophie critique adresse à la raison humaine, lorsque, méconnaissant la véritable destination de ses lois et de celles des autres facultés intellectuelles, destination qui est limitée à l’acquisition et au perfectionnement de l’expérience, elle fait servir ces lois à l’investigation d’objets placés hors du domaine de l’expérience, et s’attribue le droit d’affirmer leur existence, de reconnaître leurs qualités, et de déterminer leurs rapports avec l’homme. Nous espérons avoir fait concevoir nettement comment le philosophe de Kœnigsberg, en généralisant les objections que Hume avait dirigées uniquement contre l’autorité légitime de la loi de causalité, et en les étendant à toutes ces propositions universelles sans lesquelles nos perceptions ne pourraient s’organiser en corps d’expérience, et qui sont le fondement de notre savoir, dut se demander à lui-même ;