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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 21.djvu/440

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Descartes, Pascal[1], d’Alembert, semblent avoir, chacun suivant ses vues particulières, entrevu cette nouvelle carrière que Kant a ouverte à l’esprit philosophique. Mais y sont-ils entrés ? Qui est-ce qui songe à faire honneur du système de l’attraction aux écrivains antérieurs à Newton, qui semblent en avoir eu quelque notion ? Et qu’on y prenne garde : Kant ne fait pas époque pour avoir pensé que, dans nos représentations des choses extérieures, il se mêlait à l’impression reçue du dehors celle de notre mode de la recevoir. C’est pour avoir tâché de déterminer avec précision la part qui, dans toutes nos sensations, perceptions, propositions, revenait à notre propre manière de sentir, de percevoir, de juger ; c’est pour avoir entrepris de déduire de quelques faits primitifs, bien observés et bien analysés, le mécanisme intellectuel qui constitue l’organisation de notre faculté de connaître ; pour avoir fondé sur cette analyse une théorie du jeu des ressorts de la pensée ; pour avoir assigné à chacune de nos facultés ses bornes, ses droits, sa portée ; enfin, pour avoir fixé l’étendue et les limites de la juridiction de chacune d’elles, et surtout la valeur des titres d’acquisitions ou de conquêtes que la raison s’est de tout temps vantée d’avoir faites dans les régions soustraites a nos sens, que Kant peut être justement présenté comme l’auteur du premier système de philosophie, véritablement critique imaginé jusqu’à ce jour. Le résultat de cette critique n’est point favorable aux antiques prétentions de cette raison présomptueuse. Kant exige qu’elle renonce à ses excursions stériles, à ses conquêtes imaginaires ; il lui montre, sur le sol circonscrit de l’expérience, l’unique domaine qu’elle ait le pouvoir d’atteindre ou le droit d’exploiter, et, dans la culture de ce sol de plus en plus perfectionnée, sa légitime sphère d’activité, ainsi que le terme de ses efforts. C’est le procès fait à la raison à son propre tribunal. Telle est l’idée mère et la tendance générale de la réforme philosophique de Kant. On voit maintenant par qui cette réforme a été provoquée, comment elle est née dans l’esprit de son auteur, pourquoi il a donné à sa philosophie le nom de critique, et par quel motif ses disciples l’appellent philosophie formelle ou formale. Nous pourrons nous borner à l’exposé des principaux résultats du système de Kant, en renvoyant les Français qui ne peuvent recourir aux sources pour étudier sa philosophie, et qui désireraient en avoir une idée plus développée, aux ouvrages de M. de Villers[2], de Gérando[3] et Buhle[4]. Ils liront aussi avec plaisir la spirituelle esquisse qu’en a donnée madame de Staël[5] dans son livre De l’Allemagne[6]. Les réflexions que nous avons retracées ayant conduit Kant à donner à tout le savoir humain d’autres bases que celles qu’avaient posées ses prédécesseurs, et à ébranler la confiance qu’ils avaient mise dans certains procédés de la raison spéculative, comme propre à nous élever à la connaissance d’objets placés hors du territoire de l’expérience, il se vit appelé à résoudre, d’après ses principes et en satisfaisant à tous nos besoins moraux, ces trois problèmes : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ! Qu’osé-je espérer ? Pour séparer nos connaissances réelles des illusions que nous leur associons, pour déterminer quelle prise notre faculté de connaître a sur le monde invisible, il commença par soumettre au plus rigoureux examen l’instrument avec lequel l’homme construit ses systèmes, celui au moyen duquel il pense, il combine, il raisonne ; en un mot, son organe d’acquisition de connaissances, qu’un de ses interprètes français a dénommé organe cognitif. Comment nos facultés intellectuelles transforment-elles, tant les impressions venant du dehors, que l’action du moi sur lui-même, en connaissances réelles, utiles, suffisantes à nos besoins ? Leur portée atteint-elle les choses qui n’agissent pas sur nos sens ? De cet examen, le plus patient et le plus profond qu’offrent les annales de la philosophie, il résulta pour celui qui l’entreprit la pleine conviction que l’organe cognitif ne nous a été donné que pour former l’expérience ; qu’en franchissant les bornes de l’expérience, il méconnaît ses droits et abuse

    suivant laquelle toute nouvelle critique de la raison pure doit être rendue inutile par une plus ancienne, 1790. Eberhard prétendait retrouver le système de Kant dans Leibnitz. La réponse de Kant devient plus victorieuse encore, s’il est possible, lorsqu’on la rapproche d’un autre récit sorti de la même plume : Sur la question proposée par l’Académie de Berlin : Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis Leibnitz et Wolf jusqu’à nos jours. Cet opuscule, publié en 1804, avait été composé en 1791, dix ans après la première publication de la Critique de la raison pure. Dugald Stewart croyait au contraire avoir retrouvé les idées fondamentales de criticisme dans Cudworth. J. T – T.

  1. Il a dit : « Au lieu de recevoir les idées des choses en nous nous feignons des qualités de notre être toutes les choses que nous contemplons. »
  2. Philosophie de Kant, ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, Metz, 1801, in-8o. L’auteur n’avait jamais abandonné l’idée de traiter, dans une seconde partie, avec plus d’étendue, les matières qu’il n’avait pas suffisamment développées dans la première partie, par exemple, la théorie de la morale, et celle des beaux-arts. Une mort prématurée l’a empêché d’exécuter ce dessein et d’autres projets utiles, ainsi que de mettre la dernière main à un article sur Kant, qu’il avait rédigé pour la Biographie universelle, mais dont il n’était pas content, et qu’il désirait voir refondu. Il avait chargé de ce soin l’auteur de cet article, qui l’a remplacé dans cette tâche, sans pouvoir lui soumettre ce travail.
  3. Histoire comparée des systèmes de philosophie, relativement aux principes des connaissances humaines, 3 vol. in-8o, Paris, 1804, t. 2, ch. 16, p. 167-253, et t. 3, ch. 13, p. 505-551.
  4. Histoire de la philosophie moderne, depuis la renaissance des lettres jusqu’à Kant, par J.-G. Buhle, traduit de l’allemand par A.-J.-L. Jourdan, 1817, in-8o, 7e vol. Voyez les intéressants articles de M. Cousin sur cet ouvrage, insérés dans les Archives philosophiques de juillet et août 1817.
  5. De l’Allemagne, 1814, t. 3, ch. 6, p. 67 et suiv., ch. 8 et suiv., p. 124-170 ; et ch. 14 et suiv., p. 198-222.
  6. Depuis 1818, la philosophie de Kant a été exposée et traduite en partie dans notre langue, par Kinker, Schœll, Cousin, Tissot, Barchou de Penhœn, Trullard, Wilm, Barni, etc. Born en fit une traduction en latin en 1796-1798. La Critique de la raison pure fut traduite en italien par Mantovani de 1820 à 1822. Depuis lors, Galuppi, Testa et plusieurs autres Italiens ont donné des analyses plus ou moins fidèles de sa philosophie critique. En Angleterre, J.-W. Semple donna en 1836, une traduction d’une partie de la Métaphysique des mœurs. Th. Wirgman a fait une bonne analyse de la Critique de la raison pure, in-4o sans date, et M. Francis Haywood a publié en 1838 la traduction de la même critique, dont il a donné un abrégé en 1844. J. T – T.