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dant un usage plus noble et mieux entendu. Cette fortune que Duverney voulait procurer à son protégé ne fut pas cependant à l’abri des obstacles. Le protecteur, vers la fin de sa vie, perdit peu à peu son crédit. Il ne laissa pas de faire pour Beaumarchais, devenu son ami, tout ce qu’il pouvait faire encore. Il lui avança 500,000 livres pour acheter une charge qui ne put être obtenue ; le fit entrer dans une entreprise de bois qui ne put être suivie. Beaumarchais ne retira de tant de bonne volonté qu’environ 100,000 livres d’un intérêt dans les vivres, un capital de 60,000 livres placé en viager sur Duverney lui-même, et une charge de secrétaire du roi, qu’il fut obligé de revendre pour faire face à d’autres arrangements. Mais le principal avantage qu’il recueillit de cette liaison avec Duverney fut de perfectionner, auprès d’un tel maître en finances, le génie dont la nature l’avait doué pour les affaires. Dépositaire de toute la confiance du vieillard, chargé du maniement de ses fonds, il apprit la science des grandes spéculations commerciales, et s’y attacha, comme à tout ce qu’il faisait, avec la vivacité d’un esprit ardent, entreprenant, infatigable. Beaumarchais était, en outre, pourvu d’une lieutenance des chasses, et ce fut à la fermeté avec laquelle il sut remplir ses fonctions à l’égard du prince de Conti, dont les officiers avaient commis un défit de chasse, qu’il dut l’estime et plus tard l’affection de ce prince. Beaumarchais avait en peu d’années épousé deux veuves fort riches ; il n’eut rien de l’une, quoiqu’elle lui eût donné beaucoup, parce qu’il oublia de faire insinuer le contrat. Il hérita de Feutre qu’il adorait, et qui lui laissait un fils qu’il perdit peu de temps après. La calomnie l’accusa d’avoir empoisonné sa femme. Cette imposture, imprimée dans les gazettes étrangères, fut ardemment colportée par les ennemis de Beaumarchais.« Je me rappelle fort bien de n’y avoir jamais cru, dit Laharpe dans le Cours de littérature ; mais quand je vis l’homme au bout de quelques années, je disais comme Voltaire quand il fut ses mémoires : Ce Beaumarchais n’est point un empoisonneur ; il est trop drôle. Et j’ajoutais ce que Voltaire ne pouvait savoir comme moi : Il est trop bon, il est trop sensible, trop ouvert, trop bienfaisant, pour faire une action méchante, quoiqu’il sache fort bien écrire des malices très-gaies contre ceux qui lui en font de très-noires. » Beaumarchais a dit dans une de ses lettres : « Après le travail forcé des affaires, chacun suit son attrait dans ses amusements : l’un chasse, l’autre boit, celui-là joue, et moi qui n’ai aucun de ces goûts, je broche une pièce de théâtre. » C’est donc dans ses moments de loisirs qu’homme d’affaires et spéculateur avant tout, il devint homme de lettres ; et dans cette carrière encore, comme dans le monde, il prit une allure qui n’était qu’à lui, et qui d’abord le fit sortir de la foule. Son début fut un drame en 3 actes, Eugénie, dont le sujet a le plus grand rapport avec une aventure arrivée en Espagne à la sœur de Beaumarchais (Voy. Julie Caron), où lui-même joue le rôle le plus avantageux, et qu’il raconta depuis avec le plus vif intérêt dans ses Mémoires. (Voy. Clavijo.) Il est vrai qu’il dit dans la préface d’Eugénie que le sujet est tiré d’un roman de le Sage, le Diable boiteux : c’était sans doute pour dérouter le lecteur. Cette comédie, du genre larmoyant, représentée le 29 janvier 1767, fut sifflée d’abord ; mais l’auteur y fit de grands changements, et, à la seconde représentation, elle fut vivement applaudie. « Je lirai Eugénie, écrivait Voltaire en 1774, ne fût-ce que pour voir comment un homme aussi pétulant que Beaumarchais peut faire pleurer le monde. » Le drame était alors sur la scène française un genre nouveau, dont le Père de famille, par Diderot, fut le premier exemple. Les partisans de la tragédie grecque, depuis cent cinquante ans en possession de notre théâtre, les admirateurs de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire, jetèrent les hauts cris ; ils s’indignèrent de voir Melpomène dépouillée de son diadème pour devenir une petite bourgeoise. Peut-être n’avaient-ils pas tort de s’opposer à ce premier empiétement, principiis obsta ; quelques lambeaux de musique intercalés dans le drame ont produit le mélodrame, qui, d’abord humble et relégué sur les théâtres secondaires, règne maintenant sur la scène française en maître d’autant plus insolent, qu’il n’est qu’un parvenu. Mais revenons à Eugénie. Dans la préface de ce drame, Beaumarchais veut établir une poétique nouvelle de l’art ; il propose, entre autres ridicules innovations, de remplir les entractes par des personnages pantomimes et muets, tels que des valets qui frotteraient un appartement, balayeraient une chambre, battraient des habits ou régleraient une pendule, ce qui n’empêcherait pas l’accompagnement ordinaire des violons de l’orchestre. Cette préface est d’ailleurs un modèle de mauvais goût ; elle-est écrite d’un style barbare, et prouve, comme tous les écrits littéraires de Beaumarchais, des études bien superficielles. Plusieurs auteurs ont, après lui, jugé le sujet d’Eugénie très-propre à la scène. Marsollier en a fait un drame en 3 actes, intitulé : Norac et Javolci (anagramme de Caron et de Clavijo, nom du jeune Espagnol qui avait figuré dans cette aventure trop réelle). Le drame de Marsollier fût représenté à Lyon devant Beaumarchais lui-même. Le célèbre Lessing en a fait pour le théâtre allemand une tragédie qu’il intitula franchement Clavijo. L’Eugénie de Beaumarchais se joue encore quelquefois ; mais il n’en est pas ainsi des Deux Amis, ou le Négociant de Lyon, autre drame qui fut joué le 12 janvier 1770. Le jour de la première représentation, un plaisant mit sur l’affiche à côté de ces mots, les Deux Amis : Par un auteur qui n’en a aucun. On a prétendu qu’un plaisant du parterre s’avisa de crier tout haut : Il s’agit d’une banqueroute ; j’y suis pour mes vingt sous. Ce mot n’a point été dit à cette pièce de Beaumarchais, mais à celle du Fabricant de Londres, par Fenouillot de Falbaire. (Voy. ce nom.) On peut citer encore, à propos des Deux Amis, ce mot de mademoiselle Arnould. Beaumarchais, entrant un jour dans la nouvelle salle de l’Opéra, le jour de la troisième repré-