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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 31.djvu/101

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cerné par la postérité sur le témoignage de Pétrarque, son amant, n’a point été un être allégorique, un personnage mystique, comme on l’a cru en Italie au 15e siècle ; elle n’appartenait ni à la famille de Chabaud ou Chabot, ni à celle de Sade, ainsi que l’ont avancé la plupart des biographes français ; elle n’a point gardé le célibat ; elle n’a jamais habité. Vaucluse, Cabrières[1], ni les environs de ces deux villages du comtat Venaissin ; elle n’y a jamais donné de rendez-vous à Pétrarque ; elle n’y a point vécu avec lui dans une intimité scandaleuse, comme on se l’imagine d’après des fictions romanesques et des bruits populaires. Enfin Laure n’était point une Iris en l’air, ainsi que l’a quelquefois dit Voltaire, qui, rebuté sans doute par tant de fables et de contradictions, a mieux aimé, selon sa coutume, nier un fait constant que d’en débrouiller les preuves. La vérité a déchiré le voile qui enveloppait l’histoire de cette femme célèbre. Sa naissance, son état, son caractère, ses mœurs sont attestés par des monuments authentiques, par des pièces irrécusables, par tous les ouvrages de Pétrarque, en vers et en prose, en italien et en latin. Ces preuves, recueillies et accumulées par l’abbé de Sade, dans ses volumineux, mais curieux et intéressants Mémoires pour la vie de François Pétrarque[2], ont été adoptées par l’abbé Roman, son abréviateur[3], par Tiraboschi dans son Histoire de la littérature italienne, par Baldelli[4], par l’abbé Arnavon[5], par Guérin[6], et par Ginguené dans son Histoire littéraire d’Italie. Il n’y a plus aujourd’hui que l’ignorance et la mauvaise foi qui puissent les révoquer en doute[7]. La notice qu on va lire est l’extrait des faits que nous avons puisés dans ces excellentes sources. Des renseignements officiels, des recherches nouvelles, des connaissances locales nous ont servi pour la compléter. Laure eut pour père Audibert[8] de Noves, qualifié de messire et chevalier, d’une ancienne famille de Provence, éteinte depuis plus de trois cents ans. Audibert n’était point seigneur de Noves, quoique la plus grande partie de ses biens fût enclavée dans le territoire de ce bourg, situé à deux lieues d’Avignon, près la rive gauche de la Durance. Il fut syndic (échevin) de cette ville, où il possédait une maison qu’on y voyait encore au commencement du 16e siècle, près de l’église et à l’entrée du faubourg des Cordeliers[9]. Cette maison portait même à cette époque le nom de Madame Laure. C’est donc là ou peut-être à Noves que naquit en 1307 ou 1308[10] cette femme qu’ont immortalisée les vers de Pétrarque. Audibert mourut vers 1320, laissant trois enfants sous la tutelle d’Ermecende, sa veuve. Il légua pour dot à Laure, sa fille aînée, six mille livres tournois à l’0 rond (environ quatre-vingt mille francs, suivant l’abbé de Sade), somme très-considérable pour le temps. Belle, noble et riche, Laure fut mariée à Hugues de Sade, dont les ancêtres, depuis deux ou trois générations, exerçaient les premières charges municipales d’Avignon. Le contrat fut signé à Noves le 16 janvier 1325. Laure avait alors dix-sept ans et son époux un peu plus de vingt. Elle reçut deux habits complets, l’un vert, l’autre écarlate, avec une fourrure de menu vair, une couronne d’argent du prix de vingt florins d’or, un lit et tout ce qui convenait à une nouvelle mariée de son rang. Son frère Jean, damoiseau, n’était pas encore établi, et Marguerite, sa sœur, venait de prendre le voile. Depuis quelques années, les papes avaient fixé leur résidence à Avignon, où ils tenaient une cour brillante. Laure, que le rang de son mari obligeait d’y paraître, en fut le plus bel ornement, et sut conserver sa vertu dans une ville où une affluence continuelle d’étrangers de tous les (pays avait introduit une extrême corruption de mœurs. Parmi ces étrangers, on remarquait le jeune Pétrarque, dont la famille, chassée de Toscane par les guerres civiles des guelfes et des gibelins, était venue chercher un asile dans le comtat Venaissin. Ce fut le 6 avril 1327, lundi (et non pas vendredi) de la semaine sainte, que Pétrarque, âgé alors de vingt-trois ans, rencontra Laure pour la première fois dans l’église des religieuses de Ste-Claire, et conçut dès ce moment pour elle cette passion aussi forte que constante dont il n’est plus permis de révoquer en doute la réalité, et qui fit à la fois le bonheur, le tourment et la gloire de la moitié de sa vie (voy. Pétrarque). Quoique cette passion se ressentit de la galanterie chevaleres-

  1. Les terres de Vaucluse et de Cabrières, séparées par une montagne très-escarpée, n’ont jamais été possédées par les maisons de Noves et de Sade. Suivant l’abbé Costaing de Pusignan, dont nous réfuterons le système sur Laure avant de finir cet article, elles appartenaient toutes deux à la famille de Baux ; suivant d’autres, Vaucluse dépendait des évêques de Cavaillon, et Cabrières faisait partie des domaines de la maison de Chabaud.
  2. Amsterdam, 1764-67, 3 vol. in-4°.
  3. Dans sa Vie de Pétrarque, imprimée à Parme (et Paris), 1778, in-8°, en tête de son Génie de tétrarque, et réimprimée à Avignon, 1804.
  4. Del Petrarca, etc., Florence, 1791, in-4°.
  5. Pétrarque à Vaucluse et Retour de La fontaine de Vaucluse, in-8°, Paris, 1803, Avignon, 1805.
  6. Description de la fontaine de Vaucluse, Avignon, 1801, in-12.
  7. L’auteur d’une traduction en vers de quelques poésies de Pétrarque, imprimée à Paris. 1818, 2 vol. in-12, a renouvelé toutes ces erreurs et embrouillé encore plus la matière en transportant la scène des amours de Pétrarque tantôt à Cabrières, tantôt à Vaucluse, tantôt à Avignon, sans doute pour y mettre plus de piquant et de variété. On voit les mêmes contes répétés en partie dans la Minerve, n° 65, février 1819.
  8. Et non pas Audiffret, comme on le dit dans le Dictionnaire historique de Chandon, dans celui de Prudhomme, etc. La famille Audiffret (Audiffredi), originaire d’1talie et fixée à Barcelonnette dès le 13e siècle, ne s'établit en Provence, en Dauphiné et dans le comtat Venaissin qu’au 16e siècle.
  9. Ce faubourg, arrosé par la Sorgue, qui vient de Vaucluse, a été depuis renfermé dans l’enceinte d’Avignon ; et le nom du Portail peint, qui séparait alors la ville du faubourg, est resté à une partie de ce quartier,
  10. La plupart des anciens biographes et commentateurs de Pétrarque font naître Laure en 1814. Si une Laure de Chabaud est née à Cabrières cette année, ce n’est pas celle qui fut aimée de Pétrarque. Il faudrait supposer qu’elle se serait mariée à onze ans et qu’elle n’en aurait eu que douze ou treize lorsque Pétrarque la connut, ce qui est absolument invraisemblable. Ce poëte assure d’ailleurs qu’elle n’avait qu’un petit nombre d’années de moins que lui.