Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 35.djvu/468

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larités[1], il l’accusa pourtant d’avoir perdu l’éducation en France par le relâchement de l’autorité paternelle, et il eut la vanité d’opposer à l’Emile les Lettres d’une fille à son père, en déclarant que cet ouvrage était un présent inestimable qu’il faisait à la patrie, à son siècle et à la postérité[2]. La mode était alors de s’occuper de réformes dans le gouvernement ; chaque jour voyait éclore de nouvelles brochures, et leurs auteurs proposaient d’admirables projets dont l’exécution, en assurant à jamais le bonheur de la France, ne pouvait entraîner le moindre inconvénient. Restif crut (et il eut raison en cela) que la réforme des mœurs devait précéder celle des institutions. Il publia, sous le titre d’Idées singulières, ses vues sur les maisons de débauche, le théâtre, l’éducation des femmes et des hommes et enfin les lois. Ces cinq ouvrages devaient être suivis d’un Sixième intitulé le Glossographe, ou Projet de reforme de la langue. qui n’aurait sans doute pas été le moins curieux[3]. Celui qui fit le plus de bruit fut le Pornographe, ou la Prostitution réformée, dans lequel il propose de donner une espèce d’existence légale aux filles publiques pour prévenir les suites de la débauche[4]. Le silence que garda la [police sur ce livre, rempli de détails obscènes, fit croire assez généralement qu’elle n’était pas étrangère à sa publication. Dans le Mimographe, ou de la Reforme du théâtre, l’auteur a pour but non-seulement de faire rendre aux comédiens le rang qu’on leur refuse dans la société, mais encore de réfuter la lettre de Rousseau sur les spectacles. Il y donne aussi ses vues sur tout ce qui concerne le théâtre, depuis la construction des salles et la distribution des loges jusqu’au prix des places et aux appointements des acteurs, ainsi que ses idées sur le choix des pièces, dont il voudrait rayer un grand nombre du répertoire, telles que le Légataire, la Femme juge et partie, etc. Le Gynographe et l’Anthropographe contiennent des projets pour l’éducation des femmes et des hommes et leur conduite dans les différents états de la société. On y trouve quelques observations pleines de justesse et des aperçus neufs ; mais l’exécution de son plan est impraticable, bien que l’auteur dise naïvement que rien ne serait plus facile si tous les souverains du monde voulaient s’entendre à cet égard. Quant au Tesmographe, ou de la Réforme des lois, c’est un ouvrage du même genre que les écrits politiques de Mercier, et qui ne mérite pas un plus sérieux examen. Restif, si passionné pour le bien public, ne remplissait pas très-scrupuleusement ses devoirs de père et d’époux. Après vingt-cinq ans d’une union mal assortie, il se sépara d’avec sa femme, et joignit à ce scandale celui de mettre le public dans la confidence des reproches qu’il croyait avoir à lui faire. Sa fille aînée s’était mariée, malgré lui, avec un homme méprisable. La désobéissance de sa fille, ses malheurs et les désordres de son gendre lui fournirent les sujets de nouveaux romans. dans lesquels il ne rougit pas de se mettre lui-même en scène, entouré, comme il l’était dans le monde, des personnages les plus vils ; et quand on lui reprocha cet oubli de toutes les convenances, il crut se justifier en disant : Je me sacrifie, moi et ma famille, à l’instruction de mes concitoyens (Laure à Grimod de la Reynière). Quoique arrivé depuis longtemps à l’âge mur, il ne fréquentait que les tavernes, les petits spectacles et les lieux de débauche, pour y trouver des sujets de composition, qu’il traitait avec beaucoup de chaleur et une inconcevable rapidité. Il ne faut chercher ni plan, ni conduite dans les romans que Restif fit paraître à cette époque. et le style bas et trivial, les détails ignobles, sont loin de racheter la nullité du fonds. Cependant ces productions informes étaient recherchées avidement, surtout dans les pays étrangers, où on les regardait comme des peintures fidèles des mœurs de Paris. Les diverses compilations qu’il a publiées sous le titre des Contemporaines, des Prooincíales, l’Année des dames nationales, etc., ne sont que des répertoires d’anecdotes scandaleuses où le cynisme semble le disputer au mauvais goût. A des noms obscurs et méprisables, il a eu l’impudence de joindre ceux de plusieurs femmes que des erreurs de jeunesse n’empèchaient pas d’être estimables, et dont quelques-unes moururent de

chagrin d’avoir vu révéler des fautes qu’elles croyaient cachées et qu’elles avaient d’ailleurs exgiées par un long repentir et une conduite à l’a ri de tout reproche. Cependant on doit convenir que Restif avait un but utile, et qu’en peignant les désordres qui sont la suite des mauvaises mœurs, il se proposait de les corriger ; et enfin, qu’il dut être persuadé le premier que ses livres n ouïraient rien de répréhensible, puisqu’il ne les publia qu’avec l’autorisation de la police. Restif, qui se vanta depuis d’avoir préparé la révolution par ses écrits, en vit les commencements avec peine. Deux banqueroutes qui le privèrent du fruit de toutes ses économies, et les contrefaçons que firent de ses derniers ouvrages d’avides imprimeurs affranchis de toute surveillance, lui rendirent odieux un ordre de choses qui tolérait des abus dont il était la victime. Son gendre l’ayant dénoncé pour ses opinions, il fut poursuivi plusieurs fois a coups de pierre par la populace, et mandé devant les commissaires de

  1. On l’a appelé quelque part le Rousseau du ruisseau.
  2. Il ne crut cependant pas avoir éclipsé Rousseau, puisqu’on trouve dans le liste des ouvrages qu’il se proposait de composer : le Contre-Émile et le Contre-Nouvelle Héloïse, en autant de lettres que le véritable, et Claire d’Orbe, ou le Pendant de la Nouvelle Héloïse.
  3. J’ai, dit-il, sur notre langue et sur notre orthographe des idées absolument neuves et très-singulières, qui n’entrent pas dans toutes les têtes. » (Andrographe, p. l5.) On trouve un échantillon de son orthographe, dans les Nuits de Paris, t. 13, p. 3006 et suiv.
  4. Cette idée n’était pas nouvelle (Voy. Guillaume IX, duc d’Aquitaine).