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ment profond du mal qui affligeait la société industrielle ; mais ils étaient loin d’en prévoir toutes les conséquences. La liberté leur semblait assez forte et assez ingénieuse pour se suffire ; ils ne lui demandaient que de la retenue et de la tempérance en toute chose. Malthus condamnait au célibat les deux tiers de l’espèce humaine ; il grondait les enfants qui s’avisaient de naître sans revenus et leur annonçait la famine d’une voix paternelle, tandis que Sismondi demandait grâce pour eux aux machines et pour leurs pères aux banquiers. Ricardo supputait froidement le contingent nécessaire de victime à immoler sur les autels de la concurrence, comme un général calcule la perte d’hommes indispensable pour enlever une redoute. Tel était le caractère des débats établis au foyer même de la science économique, lorsque J.-B. Say fut appelé à la professer au conservatoire des arts et métiers, à la suite d’un travail remarquable présenté au baron Thénard sur l’utilité de l’enseignement industriel. Il en avait très-bien signalé l’importance au milieu du développement désordonné de toutes les industries : aussi mit-il tous ses soins à lui donner un caractère d’application immédiate. Sa vieille expérience de manufacturier lui fut d’un grand secours dans cette tâche difficile, où il aurait obtenu le plus grand succès si ses leçons orales avaient été improvisées. Malgré la promptitude naturelle de son esprit et la sûreté de sa mémoire. J.-B. Say ne put jamais se décider à cette épreuve périlleuse, et il prit le parti de lire toutes ses leçons. Il craignait les longueurs et les redites ; il aimait mieux éclairer que séduire ; il préférait la qualité des auditeurs à la quantité. Le nombre des siens avait toujours été borné : il conçut l’heureuse idée de l’agrandir, en publiant ses leçons du conservatoire, sous le titre de Cour complet d’économie politique pratique, ouvrage considérable, que les industriels préféreront toujours à son Traité, quoiqu’il n’en ait pas la belle ordonnance, la précision et la méthode. J.-B. Say a réuni dans cette vaste encyclopédie économique les faits destinés à justifier ses théories et à les éclairer. On sent qu’il éprouvait déjà le contre-coup de la réaction qui s’opérait dans le monde contre les doctrines anglaises. Il en avait lui-même attaqué quelques-unes, mais il adoptait pleinement toutes les autres. À l’heure où il vivait et en France surtout, l’abus des travailleurs dans les manufactures n’avait pas encore légitimé le cri d’alarme poussé par Sismondi et motivé les lois promulguées depuis. Le Cours complet d’économie politique obtint un grand et beau succès, même après la publication de la cinquième édition du Traité, qui restera toujours, selon nous, le premier titre de J.-B. Say à l’estime de ses contemporains. On n’y trouve aucune trace des systèmes hardis qui commencèrent à se faire jour et à escalader la science après la révolution de 1830. Ce vain bruit d’utopies expirait à sa porte. Il n’entamait de discussion qui avec des adversaires sérieux et ne se laissait point étourdir par le fracas des rues. Il travaillait à l’amélioration des classes pauvres, sans rechercher leur faveur ni craindre leur blâme. Il disait des vérités austères aux peuples et aux rois, avec l’impartialité dédaigneuse d’un philosophe uniquement occupé des intérêts de la science et de l’humanité. Toute la presse française se pénétrait de ses doctrines, sans en connaître l’auteur, qui vivait à l’écart, entouré de sa famille et d’un petit cercle d’amis dévoués. C’est là qu’il recevait, une fois par semaine, les hommes les plus distingués de son temps et les savants étrangers, dont aucun ne manquait de venir lui rendre hommage. La haute supériorité de son esprit se révélait dans ces conversations intimes qu’il savait animer par des saillies originales et une richesse de connaissances inépuisable. Il aimait à railler les hommes du pouvoir, et il ne laissait passer aucune occasion de stigmatiser les mauvais livres et les mauvaises mesures en économie politique. Les lois de douane restrictives qui ont chargé de droits les fers, les laines, les bestiaux, et qui n’ont été modifiées que dans ces derniers temps, n’ont pas eu d’adversaire plus prononcé. Nul n’a travaillé avec plus de persévérance à dépopulariser la guerre, les entraves, les prohibitions ; à faire apprécier l’importance des travaux publics, des routes, des canaux. Jamais, d’ailleurs, à aucune autre époque de l’histoire, la science n’avait eu l’occasion de faire de plus magnifiques expériences. La splendeur des événements politiques pâlit devant la gravité des questions économiques et sociales, résolues ou posées dans le courant de ce siècle. À peine J.-B. Say avait-il annoncé la dernière heure du système colonial que nous perdions St-Domingue et les Espagnols l’Amérique tout entière. L’Angleterre elle-même était forcée de capituler sur cette grave question en modifiant, au profit de la liberté commerciale, le monopole suranné de la compagnie des Indes. La faillite des banques provinciales de la Grande-Bretagne et de celles des États-Unis témoignaient de la justesse de ses vues en matière de crédit ; l’association des douanes allemandes devenait la première protestation officielle des gouvernements contre le système prohibitif. Une simple querelle de tarif avait manqué jeter la discorde au sein de l’Union américaine, et toutes les tempêtes amoncelées ne commençaient à se dissiper qu’en présence du souverain maître des peuples et des rois, l’intérêt général de l’humanité. Ce sera l’éternel honneur de J.-B. Say, d’avoir soutenu, démontré, proclamé l’excellence de ces principes et leur domination irrévocable sur la politique du monde. Heureux s’il avait réussi à résoudre aussi complétement les problèmes redoutables du paupérisme et de la concurrence ! Il a laissé cette pénible tache à ses suc-