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APPENDICES

CHAPITRE II
Già piansi e sospirai…

Malheureux que je suis ! J’ai déjà tant gémi et pleuré, que je croyais, à force de soupirs et de larmes, avoir épuisé pour toujours la douleur. Mais la mort l’a réveillée dans mon âme ; elle a renouvelé avec abondance la source de mes pleurs. En exprimant encore des regrets, ma voix, mes larmes, mes écrits, confondent en une seule plainte le double chagrin que me font éprouver deux pertes bien cruelles. Ô mon frère, et toi, mon père, objets de mon ardent amour, je ne sais qui de vous me cause la plus vive affliction. Le souvenir de l’un frappe d’abord mon esprit ; l’autre, dont la perte récente couvre mon front de pâleur, a laissé sa vivante image profondément gravée dans mon sein. Il est vrai qu’écoutant mon amour pour vous, je trouve à consoler mes douleurs en pensant que vos âmes sont retournées au céleste séjour. Convient-il de s’affliger pour celui qui, libre enfin des liens et des égarements du monde, rapporte à Dieu la moisson de ses vertus ? Et toutefois quel cœur assez insensible ne s’attendrirait pas à l’idée de ne jamais revoir ici-bas l’être qui lui donna la vie, qui le nourrit et l’éleva ? Plus notre âme est sensible, plus nos douleurs sont vives, et tu sais, ô mon père, quelle est, à cet égard, ma faiblesse ! Si je parviens cependant quelquefois à modérer cette vivacité d’affliction, la pénible contrainte que je m’impose redouble encore mon tourment. Ah ! si je n’étais convaincu, par les pensées dans lesquelles mon esprit est plongé, que tu braves aujourd’hui cette mort que tu redoutais ici-bas, rien ne pourrait me consoler ; mais la ferme croyance où je suis que l’homme qui a bien vécu trouve, après la mort, sa place dans le ciel, adoucit l’amertume de mes regrets. Notre âme est tellement liée avec sa périssable dépouille que, plus elle se livre à l’erreur, plus la mort nous paraît affreuse. Quatre-vingt-dix fois le soleil, au terme de sa course annuelle, a baigné son flambeau au sein de l’Océan, avant que tu aies été rappelé au sein du repos céleste. Maintenant que Dieu t’a retiré de ce séjour de misère, daigne, puisque le Ciel a voulu que tu me donnasses l’existence, daigne prendre pitié de moi qui vis dans un état de mort. Affranchi désormais du trépas et sanctifié dans ton être, tu n’as plus à craindre de changer de nature ni de désirs : à peine puis-je, en l’écrivant, me défendre d’envier ton sort. La fortune et le temps qui traînent toujours à leur suite, parmi des plaisirs incertains, des peines inévitables, voudraient en vain pénétrer dans le séjour que vous habitez, êtres fortunés. Aucun nuage jamais n’obscurcit votre douce lumière ; le temps pour vous est sans mesure ; vous n’obéissez plus au hasard ni à la nécessité ; la nuit ne vient point effacer la clarté qui nous environne, et le soleil, au milieu de ses plus vives ardeurs, ne peut rien ajouter à l’éclat de vos jours.

Ta mort m’apprend à mourir, ô mon bienheureux père ! Et ma pensée te voit où les routes du monde conduisent rarement. Non, la mort n’est point un mal pour celui que la grâce éternelle porte au pied du trône céleste : le dernier jour de sa vie est le premier de sa félicité. C’est là, j’aime à le croire, que t’a placé la miséricorde divine ; c’est là que j’espère aussi te revoir, si ma raison parvient à dégager mon cœur de la fange terrestre. Et comme le vif amour d’un fils pour son père doit s’accroître encore dans le ciel où croît toute vertu, je goûterai, tout ensemble, ta béatitude et la mienne, en rendant gloire au divin Créateur.