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LA MISÈRE

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L’accouchée n’avait plus conscience d’elle-même. Un officier de paix arriva enfin. Il fit transporter à la Bourbe Angèle et son enfant. Olympe et Amélie allèrent visiter la jeune mère et voulurent être les marrai nes de l’enfant qu’elles baptisèrent du nom d’Elisa. Elle est à nous, disaient ces malheureuses ; si Angèle mourait, nous l’adopterions. III RETOUR AU LOGIS Angèle ne mourut pas ; comme les autres, elle dut s’en aller au bout de ses neufs jours, quoiqu’elle fût bien malade encore. C’est la règle ; on ne l’avait pas faite pour Angèle, elle s’y conformait, voilà tout. S’il lui en arrivait du mal, l’administration n’y pouvait rien. Au reste, on avait bien fait les choses : la mère était avertie, depuis le matin, de l’heure où sa fille sortirait de la Bourbe. Mme Brodard, impatiente de revoir son enfant, était devant la porte de l’hospice, bien avant l’heure. Le temps s’était radouci, il faisait un de ces beaux soleils d’automne, comme l’été de la Saint Martin en allume dans les pâleurs du ciel, pour chauffer le pauvre monde et réjouir un peu les poitrinaires qui s’en vont. Le boulevard de Port-Royal, avec ses longues files d’arbres pelés, entre lesquelles s’allongeaient à perte de vue les rubans gris de l’asphalte, n’était pas désagréable à voir. C’était le moment du déjeuner, les ouvriers allaient et venaient, les uns causant et riant, les autres graves et pensifs. Il y avait parmi eux des tanneurs. Ça remua la pauvre mère. Elle se souvenait de son mari. Elle se souvenait de ce temps où, heureuse entre toutes les femmes de sa condition, elle avait un home si bon, si courageux, si habile dans son métier, s’éreintant au travail pour donner aux siens tout ce dont on avait besoin. C’était le bon temps, où les enfants tout petits encore coûtaient peu, où l’on avait quelques économies et tant d’espoir ! C’était le temps où l’on ne devait rien à personne, où l’on était considéré dans le quartier. C’est qu’alors il n’y avait pas ça, sur les Brodard !… Et maintenant !… Midi sonna. La mère eut un violent battement de cœur. Elle allait donc revoir son Angèle. Un monsieur vint s’asseoir sur le banc, en face de la Bourbe. Ça contraria horriblement Mme Brodard. Elle avait bien besoin de témoin, vraiment ! La grosse porte s’ouvrit enfin et Angèle chancelante, son enfant dans les bras, parut sous le porche. Sa mère se précipita vers elle, la prit dans ses bras, la serrant à l’étouffer, baisant ses joues amaigries, pleurant comme une Mageleine. Angèle sachant que sa mère l’attendait, avait craint des reproches. Des reproches, bon Dieu ! il était bien question de ça, avec une telle mère ! Mme Brodard soutint sa fille jusqu’à l’omnibus qui devait les ramener toutes trois au quartier des Gobelins. Dans la voiture, Angèle, cachée sous un châle que sa mère avait apporté, se