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LA MISÈRE

165 faux dévots, le valet envoyé rue des Postes tenait une lettre qu’il remit à l’institutrice. Dans cette lettre, chiffrée, il était dit qu’on connaissait l’homme et que le soir même un fidèle serviteur de l’Église, qu’on attendait, tenterait d’acheter ce dont Blanche avait besoin pour commencer l’attaque des millions. Ce serait pour le mieux si le comte Hector venait lui-même prendre des renseignements et des instructions auprès de ses anciens maîtres et aussi recevoir des avertissements qui ui étaient devenus indispensables. L’institutrice déchira cette lettre et en brûla les morceaux. Elle était si agitée qu’elle ne tenait plus en place. Elle renvoya Valérie à sa mère et sous le prétexte d’un violent mal de tête, se retira dans sa chambre pour méditer à l’aise sur la conduite qu’elle devait suivre pour se trouver à la hauteur des circonstances qui allaient décider de sa fortune. La haine qu’elle avait ressentie contre Agathe se noyait dans l’immense préoccupation qui la dominait. Elle avait besoin de parler à quelqu’un de ses craintes et de ses espérances et bien qu’elle eût une médiocre confiance dans son frère, elle l’envoya chercher par le fidèle Audard, auquel l’accident arrivé à son maître faisait des loisirs. Au reste, en agissant ainsi, elle obéissait à ses supérieurs qui, eux aussi, désiraient voir le comte. Elle lui transmettait leurs ordres. Hector de Méria n’était plus le pochard que nous avons vu dans la chambre d’Olympe, en proie à la plus crapuleuse ivresse. C’était ce jour là, un élégant gentilhomme un col-cassé comme disaient les cocottes, un dandy dont les manières, la mise, en un mot toute la personne marquait une origine aristocratique. Et cependant ce n’était pas absolument le type du parasite. Non, M. le comte de Méria était une de ces forces du passé qui se cramponnent d’autant plus à la société qui les rejette, qu’elles se sentent menacées de disparaître à jamais de la scène du monde. Hector, ancien officier de carabiniers, décoré de plusieurs ordres, vivait de ses parchemins comme un autre de ses terres. Il était attaché en qualité d’administrateur à deux ou trois entreprises financières qui le payaient largement pour couvrir de ses croix et de son titre, des opérations plus ou moins risquées. En outre, par devoir originel défenseur ardent du trône qu’on n’avait pas et de l’autel qu’on n’avait bientôt plus, l’exofficier sans emploi un Méria ne pouvait pas servir la République l’exofficier était le spadassin en titre des journaux pieux qui tous signaient de son nom leurs articles provocateurs. Cela lui rapportait quelqu’argent de poche. Sans les crises de brutalité qui le poussaient aux plus folles comme aux plus tapageuses orgies, le comte de Méria eût été porté à la Chambre ou au Sénat par le parti clérical. Il parlait assez bien un jargon de caserne et de sacristie et faisait des conférences fort suivies du beau monde et de quelques blouses blanches, pour faire croire à l’existence du parti dans le peuple. Certes, comme tant d’autres, le comte eût été capable d’outrager les républicains au Parlement d’y jeter, du haut de la tribune, des défis à la raison. Mais hélas ! on ne pouvait pas le pousser, il avait commis trop d’imprudences, fait trop d’esclandres dans les bouges pour qu’on pût le transformer en vase d’élection.