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LA MISÈRE

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. Je partais satisfait d’avoir accompli un devoir que je ne pouvais, hélas ! transmettre à mes héritiers, comme trois générations ascendantes de PontEstrade se l’étaient transmis quand le notaire de la famille court après moi, m’invitant à venir prendre possession de Lavaure et de ses dépendances. En un mot, de tous les biens de madame la comtesse, meubles et immeubles : une montagne de richesses, grossie par soixante-quinze ans d’économie harpagonesque… Quelques millions ! » — C’est ce qui s’appelle un bonheur insolent, dit Artona avec un doux sourire. C’est un bonheur bête, reprit Pont-Estrade. C’est l’os pour le chien qui n’a plus de dents. Mais si ce gallion vient trop tard pour moi, il vient à point pour les amis et surtout pour certains rêves que je n’aurais jamais cru pouvoir réaliser. » Il sortit de sa poche un gros porte feuilles et le tenant dans ses mains il poursuivit : Naturellement, te croyant heureux, je n’ai d’abord pas plus songé à toi qu’au Grand Turc, pas plus qu’au petit Bergonne, le neveu fortuné de tant de chanoinesses. Mais j’ai couru à Saint-Babel pour savoir ce qu’était devenu´ma cousine Valentine, cette rose printanière que j’avais laissée, sans dot, dans ce vieux trou de la Roche-Brune. — J’apprends qu’elle est mariée à de Bergonne ! Vertu-Dieu ! Est-ce possible. Ce petit marquis lui allait comme un collier à une carpe. Mais le beau de l’histoire c’est que personne n’a pu me dire où loge ce couple désassorti. Tu dois le savoir, toi, tu ne peux pas l’ignorer. En effet, je… je devrais le savoir… Mais depuis longtemps… — Depuis longtemps ?… — Nous nous sommes perdus de vue avec Gustave. — Est-il possible ? — Hélas ! nous avons eu une querelle dans laquelle, je le reconnais, tous les torts étaient de mon côté. Ah ! Diable Alors tu ne peux me renseigner ? — Non. Eh bien, n’en parlons plus et changeons de conversation. L’argent, je le sais par expérience, ne fait pas plus le bonheur que la misère ne fait le malheur ; cependant, quand il ne manque plus que ça, — je parle de l’argent, — quand il ne manque plus que ça dans un ménage, bien fou serait le mari qui le repousserait. Il mit le portefeuilles sur la table et continua :

L’argent c’est de l’eau comme disent nos paysans mais l’eau quand on a soif, est une bonne chose. Avec de l’argent on garde chez soi sa petite femme qui devient une fée domestique et l’on renvoie sa belle-sœur en lui faisant des rentes pour la voir le moins possible. Pont-Estrade présenta le porte feuille à Artona. Tu acceptes ; n’est-ce pas ? dit-il.