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LA MISÈRE

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J’ai l’air jeune encore, » se dit-il, « je n’ai que trente ans et pourtant je dois être vieux puisque je ne suis bon à rien ! Misérable rejeton d’un arbre de luxe que la foudre a frappé, ma racine est morte ; je ne puis plus faire autre chose que… d’aller chasser le tigre… Et encore, non, je n’ai pas ce qu’il me faudrait. Oh ! pour l’avoir, je donnerais la moitié des jours qui me restent à vivre. » « Il porta les mains à son front. Mais il avait beau se creuser la cervelle pour donner une issue au flot tumultueux des pensées qui lui battaient le crâne, il n’y parvenait pas et répétait : » « Oh ! l’aimer et être plus gueux qu’un hidalgo ! l’aimer et avoir dépensé sa vie en loisirs bêtes ! N’avoir pas su conserver de quoi lui faire un nid doux et chaud ! N’avoir pas prévu qu’un jour l’imprescriptible nature me demanderait des comptes !… Ces effluves de sève qui me montent au cœur, je dois les refouler… Voilà le véritable châtiment d’une vie inutile. » « C’était en juin, Maxis se mit à la fenêtre. Des moissons d’or émaillées de bleuets et de coquelicots, couvraient la plaine. Deux fauvettes chantaient dans les branches feuillues d’un platane. Au pied du mur, une chatte coquette lustrait au soleil sa robe tigrée. Un coq se promenait majestueux au milieu d’une dizaine de poules qui, tout en caquetant, le regardaient de cet œil oblique dont les almées de la basse-cour contemplent leur sultan. » . Le chevalier regarda plus loin et vit des moutons brouter l’herbe sur les flancs verts des collines, et des chèvres manger les pousses des arbustes ou le dessus bleuâtre des touffes de serpolet. Des ruisseaux gazouillaient sous les saules en courant à la rivière. » > « Tout, dans ce calme paysage, semblait marcher facilement à son but. Cette paix, ces harmonies de la campagne, toutes ces eaux trouvant leur pente, tous ces arbres chargés de fruits, toute cette splendeur de la nature dans l’accomplissement de ses lois d’instinct et d’affinité faisait un contraste douloureux avec la tourmente intérieure de Maxis de Pont-Estrade. » > «  « Il le sentit et ses yeux se remplirent de larmes. » -Allons, poursuivit-il, point de faiblesse. j’ai trente ans, aucun moyen de me créer une famille, un passé ridicule, un avenir où il fait noir, et une passion démesurée. Il faut partir ! » « Ce mot semblait lui déchirer le cœur et pourtant il le répétait : — » Partir ! est-ce possible ? Partir et céder la place à un autre. A un autre ! cette gracieuse, tant bonne ! tant belle créature ! Oison que je suis, n’ai-je pas, pour comble de malheur, été la signaler à des hommes de son âge ! Pourquoi ai-je écrit cette folle lettre ? Leur ai-je bien dit tout ce qu’il fallait pour les enflammer ? Oui sans doute. » << Il chercha sur sa table, parmi quelques papiers et se mit à lire le brouillon de la lettre suivante. »