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LA MISÈRE

23 mateur ; elle s’aperçut bien vite qu’elle avait épousé un ambitieux hypocrite. Alors ce fut entre ces époux, dont l’un méprisait l’autre, une lutte sourde, continue, tenace, un enfer muet. Le mari et la femme, suivant une ligne absolument opposée, devaient se trouver bientôt aux deux antipodes de la morale. M. Rousserand ne cherchait qu’à augmenter, par tous les moyens possibles, sa fortune déjà immense, Mme Rousserand ne voyait dans cette fortune qu’une montagne à pic, dont l’accroissement ne pouvait que la séparer, de plus en plus, de l’homme qu’elle avait choisi pour la guider vers le bien et l’aider à le faire. M. Rousserand sentait bien qu’entre lui et elle il y avait quelque chose de froid, qui ressemblait au mépris, et il en voulait à sa femme d’avoir conservé les principes à l’aide desquels il s’était introduit dans sa confiance, il avait capté son amour. M. Rousserand, par cette pente naturelle à chacun de nous, ne pouvant imaginer les autres autrement bâtis que lui même, pensait que le prétendu désintéressement de sa femme, sa simplicité étaient une comédie dont il ne connaissait pas le but. Car Agathe, malgré son mari, avait conservé le contrôle de leur comptabilité et l’exerçait avec une minutieuse exactitude. Elle voyait tout, elle savait tout. Il était obligé de la ménager, car ils étaient mariés sous le régime dotal avec communauté d’acquets, de sorte qu’une grande partie de ce qu’ils possédaient appartenait à Agathe. Les terrains que le père Monier avait acheté 1 franc en valaient cent vingt-cinq à cette heure. Et il y en avait de quoi bâtir une petite ville sur les bords de la Bièvre. M. et Mme Rouserand formaient donc le ménage le plus mal assorti. Mais attachés par la plus insupportable chaîne, ils étaient forcés de vivre ensemble, car, devant la loi, ils n’avaient ni l’un ni l’autre aucun motif de séparation. Un seul point les rapprochait : l’intérêt de leur fille. Mais là, aussi d’accord sur le but, ils différaient essentiellement sur les moyens. Longtemps M. Rousserand avait laissé à sa femme le soin d’élever Valérie, et Agathe, trompée comme épouse dans ses espérances, avait deversé sur sa fille le trop plein de ses affections. Elle s’était, adonnée avec passion à l’éducation de cette enfant. Elle était en droit d’en attendre les meilleurs résultats, quand M. Rousserand s’était avisé de lui donner une adjointe : Mlle de Méria, une demoiselle du grand monde, qui ne devait pas tarder à imprimer une mauvaise impulsion à l’esprit de Valérie Ainsi, dit-elle à sa mère, tu ne veux pas que La petite reprit l’entretien. mon père nous achète un équipage. Non. Pourquoi ? Parce que je veux, madame Rousserand appuya sur ce mot, je veux que papa fasse droit aux réclamations des ouvriers et leur accorde l’augmentation qu’ils demandent. Nous devons signer le nouveau tarif, cela coûtera plus que l’équipage, mais ce sera beaucoup plus utile. Sans donner à son mari le temps de lui répondre, madame Rousserand prit