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LA MISÈRE

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<< Ici on sent Dieu partout. L’insecte qui bourdonne, l’oiseau qui chante, la « brise qui passe, semblent murmurer le nom de l’Éternel ; de l’Éternel qui a

  • béni la vie ; qui en a répandu les sources ; de l’Éternel, qui a mis l’horreur de la

« mort dans tout ce qui peut tressaillir. Entends-tu, Lucy, désirer la mort c’est << aller contre la volonté suprême ! » > • La mort ! ne parle pas de cela, c’est affreux. J’ai vu l’autre jour des malheu «  reux l’attendre ; j’en suis encore toute troublée. Il faut que je te raconte cela. » << Nanette et moi nous étions allées au marché. Le matin, la rivière était « < débordée, et nous eûmes bien de la peine passer le bac. Sur les bruits qui

  • couraient d’une inondation, nous couchâmes à la ville. >

« Quand nous revinmes, le lendemain matin, l’Allier était un bras de mer ; la < hutte du batelier était emportée, et tous les champs riverains couverts d’une • eau houleuse et jaunâtre, au-dessus de laquelle flottaient une foule d’objets

  • sinistres à voir. Tantôt c’était un matelas, une cabane de berger, un mouton,

« des volailles, un berceau vide ; tantôt c’était le cadavre d’un bœuf, que les bras « d’un saule accrochaient au passage, comme pour nous donner le temps de « constater la puissance du flot qui l’emportait ensuite. » « Une multitude d’insectes, de rats, de serpents, se succédaient sans cesse sur « les bords et fuyaient effarés devant le fléau. » . Le rivage était plein d’une foule consternée, accourue pour se repaître de ce

  • spectacle à la fois terrible et grandiose. »
  • Bien loin devant nous, une ferme était au milieu de l’eau, qui n’était plus

• qu’à un mètre du toit. Sur ce toit passablement incliné, la fermière, ses « enfants, ses servantes, le berger, le valet de labour, se tenaient assis dans une « < effrayante immobilité. « Depuis quatorze heures, ces malheureux attendaient la mort. Plusieurs barques avaient vainement tenté d’aller à leur secours, et la rivière emportait « dans ses vagues épaisses, le cadavre de deux hommes, victimes de leur auda « < cieux dévouement. » « * Le rivage retentissait de cris d’effroi et de douleur. Un paysan, trempé « < jusqu’aux os, était agenouillé sur le bord, grattant convulsivement la terre avec « . ses ongles ou tendant ses bras dans la direction des naufragés. Sa figure était livide, son œil semblait cloué sur le toit que l’eau allait atteindre ; c’était le « fermier. Comme nous, en revenant du marché, il n’avait pu rentrer chez lui. » > — Ils vont périr ! ils vont périr ! criait-on de toutes parts. Voyez, la grange « s’écroule, la maison va s’écrouler aussi. Mon Dieu ! ô mon Dieu ! ayez pitié ! >> « Nous vîmes la fermière prendre son plus jeune enfant dans ses bras et le « < serrer étroitement ; les domestiques prirent les autres et se groupèrent à « genoux, en levant au ciel les mains de tous ces petits innocents. Par un mou « <vement spontané, la foule les imita, et mille bras se tendirent vers Dieu, mille « bouches demandèrent miséricorde ! >> « Je m’étais cachée la figure sur l’épaule de Nanette ; je ne voulais pas voir ce « qui allait se passer. Près de moi, j’entendais deux hommes causer à demi « voix “