Page:Michel - La misère.pdf/288

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
288
LA MISÈRE

Est-il drôle ce bambin ! avec ses étonnements ! Va, vis seulement un peu plus et tu en entendras bien d’autres. Le vieux soupira. Il prit dans une tabatière de bois une grosse prise qu’il aspira lentement ; puis s’essuyant le nez du rebord de sa main, il poursuivit : « Jusqu’alors, j’avais vécu avec des loups qui avaient laissé sur mon pauvre corps la marque de leurs crocs et de leurs griffes ; à l’orphelinat de X. je fis connaissance avec toutes sortes de bêtes visqueuses qui bavèrent sur moi. Je ne vous comprends pas, mon vieux camarade. Tant mieux ! tant mieux ! petit, c’est pas la peine de tirer tout ça au clair — Mais vous m’avez dit qu’une amitié… · Une amitié ? là ! oui, je me souviens. Il éclata de rire répétant une amitié !… C’est vrai qu’un saint homme de frère eut pour moi mille bontés et m’aima de la plus jolie façon qui se puisse imaginer. Il m’enseigna des choses qui s’apprennent au bagne mais que les bons frères ont perfectionnées. » > « J’étais sorti scrofuleux de la Petite-Roquette ; je m’enfuis du couvent, épuisé de vice, corrompu jusqu’aux moelles, effaré, abruti, ne croyant plus qu’au mal. « Mais voilà la cloche qui sonne. Bonsoir, mignon, tâche si tu peux de ne pas arriver où j’en suis, car vrai, il y a des jours de noir où je mangerais volontiers des côtelettes d’honnêtes gens. > XLIV L’ATELIER DE JÉHAN TROUSSEBANE Le jour venait par une large fenêtre à tabatière dans le galetas que Jéhan Troussebane et l’un de ses amis avaient transformé en atelier, au-dessous d’un toit de la rue Saint-Joseph.. C’était bien, assurément, le plus singulier endroit du quartier Montmartre, que l’atelier des deux jeunes peintres, où tout respirait l’insouciance des intérêts matériels, où tout était marqué au coin du caprice et de l’originalité. Il sortait parfois de ce sanctuaire de l’art comme l’appelaient pompeusement ses propriétaires des éclats de rire qui se détachaient en coups de cymbales, à travers les affairements des maisons voisines et le grand brouhaha de la rue. Pour le quart d’heure, l’étrangeté habituelle de l’atelier se renforçait de quatre jeunes hommes pendus dans le vide, et dormant, comme des loirs, sur des hamacs de ficelle. Les dormeurs étaient enveloppés : l’un dans une toge romaine, l’autre dans une limousine, le troisième dans un manteau de hussard et le quatrième — un nègre superbe, dans un vieux jupon de velours jaune. -