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LA MISÈRE

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boîtes à couleurs, des fleurets étaient épars un peu partout. Une cible servait d’auréole à une horrible poupée articulée, agenouillée dans une pose recueillie, la tête couverte d’un long voile et une pipe de terre à la bouche. L’atelier était plein d’objets sans nom, et dont leurs propriétaires ignoraient peut-être l’usage. Ils étaient drôles, cela avait suffi pour déterminer les jeunes gens à en faire l’acquisition. Les meubles portaient tous le cachet de l’extravagance. On ne pouvait s’asseoir sur les chaises, manger dans la vaisselle, ni coucher dans le lit. Tout était fait et avait été rassemblé là pour être vu. Jéhan Troussebane s’éveilla le premier. Il étendit ses longs bras maigres pans toutes les directions, bâilla, se frottà les yeux et enfin, après avoir imprimé à son hamac un balancement qui se communiqua aux autres, sauta sur ses habits, en tas au dessous de son lit aérien. Il avait enfilé son pantalon et se disposait à passer le paletot jaune qu’il portait le jour où nous avons fait sa connaissance sur le palier de Mme Régine, quand une idée, traversant la cervelle du peintre, il s’arrêta. « Arrière » cria Jehan en poussant du pied le malencontreux paletot, « arrière, vile pelure des cornichons européens, livrée de l’esclavage moderne, arrière ! Je suis libre aujourd’hui ! C’est dimanche, je prends un bain de paresse, je me grise d’idéal, je nage dans l’art pur et je me mets à l’aise comme un pacha, dans ma robe prétexte. » Ce disant, l’artiste mettait une longue blouse blanche constellée de taches. Il faisait un jour radieux et Jéhan Troussebane n’en voulait pas jouir seul. Il appela ses camarades. « Frères, réveillez-vous ! amants de la couleur, poètes qu’attend Charenton, financiers qu’attend l’hôpital, ouvrez vos quinquets. Vous allez voir comment le soleil, ennuyé de passer ses flèches d’or à travers les haillons du ciel, vient de balayer toutes les guenilles des nuées. Levez-vous, la lumière est splendide ce matin. » Personne ne bougea. Alors Jéhan Troussebane commença à tirer la toge dans laquelle était roulé son plus proche voisin. « Eh ! Lapersonne ! » cria-t-il, « Lapersonne, mon copain, elle va venir ! « Laisse-moi dormir, animal, » répondit Lapersonne en ramenant sur ses oreilles la toge qui lui servait de couverture. «  Ami, réveille-toi, je t’en prie, » réitéra Jéhan. Pourquoi faire ? demanda l’autre, en ouvrant tout à fait deux grands yeux d’un bleu clair au regard aigu. Eh ! mais, pour préparer l’autel de la déesse. -Quelle déesse ? Tu ne te souviens pas ? — Non. L’ange qui doit venir ce matin. — Est-ce que cet ange vient pour moi ? Non, Dieu merci !