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LA MISÈRE

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as-tu remarqué quelle couleur ! quel chic : ce cercueil nu, et derrière, une mendiante en haillons multicolores, et dans l’ombre du corbillard, un chien crotté. Je tirerai de là des effets… On était dans le champ de Navets, une Arabie avec des arbres sans feuillage, aux tiges grosses comme le bras. De longues lignes de petites croix, de petits écussons enchevêtrés, plantés dru les uns contre les autres, indiquaient l’endroit où s’était évanouie une légion de prolétaires. Les convois suivirent une longue tranchée ouverte à perte de vue dans la terre crayeuse. C’était la fosse commune ! La fosse commune dans laquelle les cadavres d’hommes, d’enfants et de femmes, dans une épouvantable promiscuité, mêlent les fermentations de la mort. Lize fut placée entre deux grandes bières au pied d’une petite qui, toute découverte, attendait une annexe. Mme Brodard et ses enfants n’étaient pas révoltées de voir ça. Les pauvres gens sont habitués pour eux-mêmes et pour les leurs à toutes les turpitudes de la part d’autrui. Mais les jeunes gens étaient indignés. La personne, les lèvres retroussées, disait au nègre surpris : — Dame il en meurt tant de cette vermine d’ouvriers qui n’ont pas su économiser de quoi s’acheter six pieds de terre ; il en meurt tant et de leurs petits aussi, que l’administration, ne sachant où les mettre, les verse, les tasse, les entasse pour qu’il lui reste au moins un peu de place pour ceux qui peuvent payer !… Cela ne se fait pas ainsi, dans ton pays. Voilà la morale. Voilà comment on entend favoriser et généraliser ce culte des morts, dont la poésie bourgeoise ose se vanter. — Puisque la place manque pour enterrer les pauvres, pourquoi n’a-t-on pas recours à la crémation ? demandait Rolland. J’ai fait le plan d’une vaste association funéraire qui en fait de bénéfices… Laisse-nous la paix avec tes bénéfices et tes affaires », interrompit Jéhan Troussebane « tu me fais horreur avec tes chiffres et tes calculs. Quoi ! tu voudrais aussi spéculer sur les morts ! Vois cette pauvre petite, vois ! elle fait pitié ; une douleur muette, la vraie douleur ! Et ces enfants, quelles grosses larmes ! On jetait quelques pelletées de terre sur le petit cercueil. Cela semblait tomber sur le cœur d’Angèle. Pauvre petite mère ! Elle était livide. Ses jambes flageolaient sous elle. Clara Bussonni et Me Brodard l’entraînèrent. Louise et Sophie suivaient en poussant des cris. Les jeunes gens jetèrent leurs couronnes et s’en allèrent, sans avoir parlé à Angèle. Pourtant elle les avait vus et son regard leur avait dit ce que sa bouche n’avait pas la force d’articuler : c’est qu’elle était bien reconnaissante de leur attention et qu’elle les en remerciait. A la porte, ils retrouvèrent le chien et la vieille qui le flattait de la main en lui disant : C’est bien, Toto, c’est bien, tu es une bête qu’a plus de naturel que bien du monde ; viens avec moi, puisque tu n’as plus personne à aimer. Et comme le chien ne bougeait pas, elle ajouta cherchant à l’entraîner :