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LA MISÈRE

309 Que pouvait-elle comprendre à ces ruines qui la laissaient sans abri, à toutes ces morts qui la laissaient seule au milieu du vaste monde ? Ayant tout perdu, elle était venue en France pour avoir une patrie et voilà, ce pays de son choix pour lequel ses frères étaient morts, ce pays la traitait comme la dernière des dernières, et, en payant, elle n’y pouvait trouver un abri. Elle le voyait bien, son malheur était sans remède. Elle n’avait plus qu’à mourir. Oui ! sous la terre il y avait assez de place pour les malheureuses ! Elle aurait bien voulu être enterrée en Alsace, dans ce petit cimetière où dormaient ses parents et qui maintenant, si rien n’était changé, devait verdoyer et fleurir au fond de son village… mais il ne fallait pas y songer. Le ciel s’était empli d’étoiles. Clara alluma sa petite lampe à pétrole et bien décidée écrivit d’une main tremblante. « Je me fais mourir volontairement par le charbon. La cause en est à la po « < lice qui m’a mise au nombre et sur la liste des filles publiques, sans que jamais « de la vie, j’aie fait quelque chose de contraire à l’honnêteté.

  • Si seulement on n’avait pas révélé la chose de ma mise en carte à ceux qui

« me connaissent et, si, comme auparavant, j’avais eu du travail et une chambre, j’aurais supporté l’injustice qu’on m’a faite, espérant que la police aurait « fini par reconnaître son erreur. « Il y en a qui pensent que c’est mal faire de s’ôter la vie ; je crois qu’ils ont a tort, car il vaut mieux mourir que de vivre sans honneur. D’ailleurs, « je demande pardon à ceux que je scandaliserais en faisant la chose de me tuer. « Je fais cette déclaration non pas tant pour moi, qui n’ai plus de juge sur << la terre, mais parce qu’étant d’Alsace, je tiens à ce qu’on sache bien que je ne « suis pas ce qu’on croit. « Je pardonne à Suzel Braunviller d’avoir cru ce qu’elle a cru, et, le croyant, « d’avoir aidé à ma résolution ; je lui donne les pendants d’oreilles que j’ai rapportés d’Alsace et les deux petites figures de plâtre « 

  • sont sur ma cheminée. >>

<< «  images du pays qui << Tout ce qui se trouvera dans ma chambre, ainsi que mes habits, je le donne à Angèle Brodard, demeurant rue Croulbarbe ; cette pauvre petite a souffert sans plus l’avoir mérité de la même injustice que moi. « Si quelqu’âme charitable, ayant un peu de pouvoir, était touchée de me voir << mourir à vingt ans, sans avoir mérité de finir sitôt, je la prierais bien de faire « < effacer mon nom des registres de la police. << Paris, le 4 avril 18..

  • Clara BussONNI. »

Elle plia cette déclaration et la mit bien en vue, sur sa commode. Elle boucha le trou de la serrure, s’assura que le paravent s’adapta it bien à la cheminée et qu’aucune fissure ne pouvait donner passage à l’air. Alors elle commença à allumer la braise.