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LA MISÈRE

359 Valentine de la Roche-Brune. Je l’avais épousée parce que… Mon Dieu ! Pourquoi donc l’avais-je épousée ?… Ah ! ah ! Je sais… c’est qu’elle était belle et que je la croyais bonne et loyale. « La marquise ne pouvait retenir ses pleurs. » « Le marquis poursuivit : << Elle était d’une forte race. C’était un arbre en fleur. Moi, j’étais un pauvre lierre, je voulais m’appuyer aux branches de ce bel arbre pour m’élever un peu au-dessus des autres herbes qui rampent sur le sol. Un jour la foudre tomba sur l’arbre et en arracha le lierre. Puis le soleil se coucha dans une vapeur de sang. Alors les fleurs de l’arbre tombèrent une à une ; le vent les roula dans les gorges au fond desquelles bouillonnent les torrents, puis le lierre se sèche dans la nuit. » « Allez, madame, c’est une triste histoire que celle d’un pauvre arbre mort dans sa fleur, avec le lierre qui n’a plus d’appui. » « Le fou ne pleurait pas. Il ne pouvait. Mais instinctivement, dans l’espoir de faire monter les larmes, il faisait la mimique de pleurs, essuyait ses yeux ardents, gémissait et sanglotait comme un comédien étudiant un rôle dramatique. » << Valentine était déchirée ! quoiqu’elle eût entendu mille fois, depuis seize ans, ce triste apologue ; quoiqu’elle eût assisté mille fois à cette scène de drame intime où elle était à la fois actrice et spectatrice, elle ne pouvait maîtriser son désespoir. Elle sortit laissant le pauvre fou au soin de son valet de chambre. » « Gaspard attendait sa mère dans le salon voisin. « Eh ! quoi, » lui dit-il en la voyant tout en larmes et lui passant les bras autour du cou, « ne pourras-tu jamais prendre ton parti d’un malheur sans remède ? >> << Sans remède ! » exclama la pauvre femme, « sans remède ! qui te l’a dit ? Puisque sa folie est intermittente on peut guérir. Si quelqu’un t’a affirmé le contraire, ce sont des méchants qui veulent nous désespérer. » — » Calme-toi, maman, je n’ai jamais parlé de notre malheur à personne. Résigne-toi ; console-toi pour ton pauvre enfant qui n’a d’autre bonheur que le tien. » « Il tenait les mains de sa mère et les couvrait de baisers et de pleurs. >> « <— Tiens » ajouta-t-il, « je comprendrais la persistance de ton désespoir, si tu étais pour quelque chose dans la folie de mon pauvre père ! >> « La marquise ne répondit rien. De pâle elle devint livide. » « Elle s’arrangea de manière à mettre sa figure dans l’ombre. » ((— Oui, a continua le jeune garçon, « si notre malheur était ton ouvrage, ta douleur serait juste, mais au contraire tu as été l’ange gardien de ton mari. Aucune autre femme n’eût été aussi héroïque que toi. » « La marquise ne put retenir un gémissement. » « L’enfant poursuivit : ― » Oh ! maintenant que je comprends ce que tu as sacrifié à mon père et la grandeur de ton dévouement, je ne t’aime plus seulement comme une mère, mais comme une sainte. »