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LA MISÈRE

39 aimait à jouer la comédie de la clémence, on avait fait remise de sa peine au fédéré, lui laissant la flétrissure d’une grâce. 1 Le tanneur était un hommme dans toute la force de l’âge. La déportation l’avait maigri, le soleil calédonien lui avait grillé la peau, mais le malheur cette pierre de touche de la valeur humaine avait encore trempé son caractère et nullement abattu son courage. Quand les sons aigus du sifflet d’arrivée indiquèrent l’entrée en gare, le rapatrié eut comme un éblouissement. Son cœur se mit à battre avec une telle force qu’il dut y porter la main pour le comprimer. Il était donc dans sa chère grande ville, dans ce beau Paris qu’il aimait tant, il allait y revoir tous ceux qu’il adorait : sa femme, son Auguste, sa belle petite Angèle et les deux jeunes qu’il avait laissées au berceau. Comme tout ça allait être grandi quels cris de joie on allait pousser en le voyant. Un petit paquet à la main, Jacques Brodard se dirigea vers la porte de sortie et chercha le père Henri du regard. Pauvre vieux ! Il était si changé que Brodard avait eu de la peine à le reconnaître Les deux hommes s’embrassèrent étroitement. Quoiqu’ils s’attendissent à ce qui leur arrivait, ils ne savaient quoi se dire ni l’un ni l’autre. L’oncle et le neveu entrèrent chez un marchand de vin et y vidèrent un canon de gros bleu, dont le voyageur avait bien besoin pour se réchauffer. Puis ils se mirent en chemin pour la rue Croulebarbe. Tout en causant, ils allaient le long des grands boulevards extérieurs, le père Henri, ayant bien de la peine à suivre la marche impatiente de Jacques, et à répondre à toutes ses questions. Ne sachant pas bien au juste ce qu’il devait dire ou taire, le vieux balayeur s’avisa de parler de lui. Voilà, il n’était plus à la raffinerie de M. X. où il espérait mourir en travaillant. Monsieur X. a-t-il donc fait de mauvaises affaires ? demanda Jacques. — Pas du tout, répondit le père Henri. Il s’est retiré du commerce avec plus de 30 millions. Il a tout un quartier à lui appartenant, quand je n’ai pas un sou, après avoir travaillé soixante ans pour lui ! Et comment vis-tu donc maintenant ? Je balaye les rues, mon ami, un métier comme un autre, mais trop dur pour un homme de mon âge. Je croyais que M. X. avait promis des pensions à ses vieux ouvriers. — C’est vrai, et j’espérais bien en avoir gagné une, après soixante ans de service dans la même famille, mais promettre et tenir sont deux, pour les bourgeois. Il paraît même qu’il avait toutes sortes de bonnes raisons pour manquer à sa parole, car, le conseil municipal, le justicier par excellence, laisse une rue de Paris porter le nom de cet homme qui, dans un moment de dépit, parce qu’il n’a pas réussi à se faire élire député, a fermé son usine et mis sur le pavé douze cents hommes, sans autre motif que de venger, sur des innocents, le refus que lui faisait une circonscription de la représenter à la chambre. Soixante ans de travail ! un balai pour récompense et la rue pour retraite ! Ah ! mon pauvre oncle ! Voilà la justice des bourgeois, leur honnêteté, fit Brodard en serrant énergiquement dans les siennes les mains du vieil ouvrier.