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LA MISÈRE

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civilisation du XIXe siècle parque, en la séparant du reste des hommes, la vieillesse sans foyer. Non, les Brodard ne pouvaient rien pour le vieux raffineur. Et cette cruelle certitude ajoutait aux souffrances de Magdeleine. Parfois, la pauvre femme se sentait si lasse, si accablée, qu’elle avait comme une faim de la terre. Ne plus penser, dormir ! toujours dormir ! sans craindre les escadrons de soucis qui attendent le réveil du pauvre monde ! Ce serait bien bon, en effet ! Oui, si on ne laissait rien après soi. Si l’on n’aimait personne. Si personne n’avait besoin de votre dévouement, de votre affection. Mme Brodard n’en était pas là, et les accès de toux qui lui déchiraient la poitrine lui déchiraient aussi le cœur, en l’avertissant qu’il lui faudrait bientôt laisser ses petites, son mari, et ce cher brave enfant, cet Auguste, pour lequel il y avait dans les profonds replis de son cœur une préférence qui, pour n’avoir jamais paru au dehors, n’en était pas moins vivace. Courageuse jusqu’au delà de ses forces. et ne se soutenant plus que par des efforts de volonté, la vaillante mère allait, allait toujours, s’occupant de son ménage, raccommodant les nippes, entretenant dans sa maison, la propreté, ritable, ce beau luxe du pauvre. ce véDame puisqu’elle ne gagnait plus de quoi rien acheter, fallait bien entretenir ce qui restait et le disputer à l’usure. Quelquefois, tout en essuyant ses lèvres de l’écume qui les teignait en rouge, la pauvre femme disait avec un triste sourire, en montrant le balai sur lequel elle s’appuyait ou l’aiguille avec laquelle elle cousait : « Comme les braves, je mourrai les armes à la main. >> Les petites ne comprenaient pas et riaient ; Angèle avalait ses larmes, car elle voyait bien que sa mère se mourait. Magdeleine sentait qu’il n’y avait rien à faire, pourtant, un matin, pour ne pas contrarier sa grande fille, toutes deux étaient allées à la Pitié. On avait perdu une demi-journée. C’était bien la peine. La consultation devait avoir lieu à neuf heures, les pauvres femmes étaient parties de chez elles à huit dans l’espoir d’être les premières et de revenir à la maison. Ah bien oui les premières ! Il aurait fallu se lever plus matin. La salle d’attente était pleine. Toutes les maladies dont les commencements laissent aux malades la force de se tenir sur leurs jambes étaient représentées avec les mille accidents de la vie ouvrière. A onze heures, les médecins n’étaient pas encore là ! La foule des malades qui attendaient, la plupart debout, dans une pièce trop étroite, s’impatientaient, toussant, soupirant, se plaignant, crachant à se faire vomir les uns les autres. Magdeleine, appuyée sur sa fille, faisait bien sa partie dans ce triste concert. — Tenez, prenez ma place, » lui avait dit un pauvre cordonnier qui s’était