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LA MISÈRE

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rapporte à vous pour trouver l’administrateur de cette fortune, que par vos mains je légue au prolétariat. Mais… Pas un mot de plus. Laissez-moi finir, Léon-Paul. Vous avez toute ma confiance et je meurs plein d’espoir en l’avenir. Léon-Paul était suffoqué par l’émotion. Il ne pouvait articuler une parole, mais il secouait la tête en signe de dénégation. Refuser, reprit le mourant, « c’est trahir la cause du peuple.>> Oui ! c’est la trahir, » exclama le colporteur. — Ce n’est pas à Léon-Paul que je donne ma fortune, mais à tous les frères déshérités qu’il a tant aimés et qu’il a servis dans la mesure des forces humaines. Il se fit un grand silence. Léon-Paul, aussi pâle que le mourant, se demandait quel rêve il faisait. Quoi ! il allait pouvoir donner un corps à ses théories ! Les larmes lui en venaient aux yeux. Ses mains tremblaient en serrant dans les siennes les mains du vieillard. Tout était terminé. Après lecture, les témoins avaient signé avec le notaire et M. de Saint-Cyrgue. Au rez-de-chaussée, dans un des salons de l’hôtel, une foule attendait pour entrer chez le vieux millionnaire. C’était l’heure des réceptions et des déceptions, hélas ! En descendant, le colporteur, flairant des héritiers, s’arrêta devant la porte ouverte du salon.

  • Messieurs, mesdames,

“) cria-t-il effrontément, « vous pouvez vous retirer : le vieux a tout donné à l’un de mes camarades : Léon-Paul, le docteur du balai. Monsieur Léon-Paul. > Tous les aspirants à la succession se levèrent en tumulte.. Comment ! comment ? » demanda-t-on de tous les coins de la salle, « expliquez-vous ! » — Ah ! vous voulez des détails. Eh bien ! je dis, messieurs, mesdames, que les millions, qui auraient fait votre affaire, aussi bien que la mienne, sont tombés dans la crotte de Paris. Que voulez-vous dire ? — Expliquez-vous. — Laissez donc, c’est un insensé. Il ne sait rien. — Qu’il parle ! qu’il parle. Oui, oui, laissez-le parler » criaient des voix glapissantes « < Messieurs, mesdames, » recommença Lesorne, « si je dis que les millions de votre cousin il doit l’être — sont tombés dans la voirie, c’est à seule fin de prendre des précautions pour vous annoncer que mon copain, le docteur du macadam, peut, quand il le voudra, mettre à son balai le fameux manche d’or du côté duquel se trouvent toujours les gens avisés. Le vieux grigou, mon pauvre monde, ne vous a pas seulement laissé un fromage à boulotter. » Après ce beau discours, Lesorne s’en alla en éclatant de rire.