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LA MISÈRE

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d’un triomphe, le seul de sa vie, sans doute. C’était un petit crevé, d’assez jolie mais fort insignifiante binette et qui, attiré là par curiosité, n’avait fait que ce bel exploit. Le soir, chez la vieille drôlesse qui l’entretenait, il put savourer une seconde édition dudit succès en racontant cette histoire. Brodard restant seul avec le pharmacien et son employé, comprit ce qui arrivait et se leva pour sortir. Il était horriblement résigné. N’était-ce pas la conséquence du nom de Lesorne ? Il payait sa liberté. Est-ce que tout ne se paye pas en ce monde ? Le pharmacien fut surpris de la politesse triste avec laquelle Brodard lui dit en sortant : Je suis fâché, monsieur, qu’on m’ait entré ici. Mais, que voulez-vous, j’étais évanoui. A la porte, une foule immense s’était amassée pour voir le forçat. Les uns ouvraient la bouche et les yeux ; les autres riaient. Il y a deux sortes de foules : la foule honnête qui est le peuple, la vile multitude égorgeable à merci. Et la foule malhonnête, habituée des cortèges de carnaval et des exécutions, le foule hébétée et moutonnière qui tend la gorge aux bouchers et se précipite dans l’abîme, l’un suivant l’autre. C’était cette foule-là qui guettait la sortie de Brodard. Il passait sans dire une parole, se disant : C’est pour mes enfants que je souffre, mais il faudra bien que je les revoie. Une vieille femme toute ratatinée, sur le visage de laquelle on n’aurait pas trouvé une place sans ride, s’avança vers Brodard. 11 — Venez ! dit-elle. Les quelques honnêtes gens fourvoyés dans cette cohue s’écartèrent sur son passage ; les autres continuèrent à ricaner. Montez chez moi, dit la vieille, vous vous reposerez quelques instants et nous verrons après. Ses prunelles s’arrondissaient et grandissaient comme celles des fauves. Était-ce indignation, était-ce pitié ? L’un et l’autre peut-être. Il fallut que Brodard se reposât bien des fois avant le sixième étage où la vieille habitait sous les toits. On a reconnu la marchande de mouron. Elle avait raison de dire que le vent y faisait des parlottes ; c’était même mieux que cela ! Il y avait des conférences passionnées et contradictoires entre les souffles des tempêtes et les voix aigres des bises ; le froid y pinçait la chair. La chambre était nue, à part une paillasse étendue avec des airs de lit sur deux planches, le tout recouvert d’un morceau d’étoffe, dont les pièces de milliers de couleurs étaient un luxe ; on eût dit ces ouvrages de patience que font les jeunes filles avec de petits morceaux d’étoffe. La vieille fit asseoir Brodard sur la chaise unique, s’assit sur le pied du lit et lui dit :