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LA MISÈRE

Angèle était là. Elle ne témoigna aucune surprise de voir revenir sa mère. Sans doute, elle aussi avait des préoccupations. C’était une fille de quinze ans, très grande pour son âge. Une blonde aux traits fins, l’air souffrant, le visage marbré, les yeux battus. Elle faisait déjeuner ses petites sœurs, tout en leur repassant des tabliers sur un bout de la table. La mère vit qu’elle avait versé, dans les tasses de Louise et de Sophie, tout le lait qu’on avait laissé pour elle et la gronda doucement.

Est-ce que ça avait du bon sens, à la fin, ce que faisait Angèle ! Est-ce qu’on pouvait vivre de l’air du temps ? Elle en avait donc assez de la vie ? Elle voulait donc laisser tout le fardeau à sa mère ? Vrai ! c’était le comble alors ! Fallait-il pas songer aux petites qui ne demandaient qu’à grandir et à être sages ?

Angèle laissait dire sa mère, et ne répondait rien. Elle s’entortillait frileusement dans un vieux tartan rouge qui la pâlissait encore. Elle avait l’air d’être très lasse.

— Mais qu’as-tu donc, enfin ? demanda la mère.

La jeune fille devint subitement très rouge et, baissant ses longues paupières bistrées, répondit qu’elle n’avait rien, qu’elle serait bien heureuse qu’on ne la tourmentât point. Elle ne mangeait pas, parce qu’elle n’avait pas faim. C’était bien simple. C’était une épargne.

— Une épargne ? fit la mère comme indignée. Non ! non ! il y a autre chose.

— Quoi donc ? demanda Angèle d’une voix alanguie.

— Ce n’est pas naturel, dit Mme Brodard, qu’une fille si confiante comme tu l’étais autrefois, se comporte comme tu te comportes. Suis-je devenue si méchante que tu ne puisses pas m’ouvrir ton cœur ? Je ne suis pas changée, moi, je suis toujours ta mère. Parle-moi avec confiance.

D’où vient ta tristesse ?

— De rien.

— De rien ? Oh ! ma petite Angèle, c’est impossible, ce que tu dis là. Est-ce qu’il y a de la fumée sans feu ? Est-il possible que mon gentil pinson soit devenu, sans cause, une triste chouette ? Tu as un secret, dis ?

— Non !…

— Quoi tu oseras soutenir que tu n’as rien qu’un mal ordinaire ?

— Est-ce que je sais ? fit Angèle avec abattement.

Peu à peu, elle était redevenue blanche comme une tête de cire. Voyant l’air navré de Mme Brodard, elle ajouta :

— Je suis un peu malade, c’est vrai ; mais ne t’inquiète pas, maman, ça se dissipera. J’ai eu du chagrin parce que l’amnistie n’a pas passé, ça m’a donné un coup, lorsque j’ai vu que papa ne reviendrait pas encore. Ce pauvre père ! je l’aime tant !

Et trouvant le prétexte bon pour sa douleur, la pauvre petite fondit en larmes.

Les enfants regardaient étonnées et, sans savoir pourquoi, finirent par pleurer comme leur sœur.

— Allons, dit la mère en soupirant, j’en aurai le cœur net : demain je te conduirai à la visite.

— Demain ?

— Oui.