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LA MISÈRE

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Deux poutres tremblantes reliaient seules au reste de la salle, le plancher supportant deux malheureux qui se croyaient perdus. Les autres, pouvaient facilement gagner la porte. Ils ne le firent pas. L’extrême misère attache les uns aux autres les infortunés ; nul ne songea à abandonner les deux hommes en péril, si ce n’est Adolphe. Des employés, accourus avec des lanternes éclairaient et protégeaient la sortie. Elle n’eut pas lieu de suite. Un chat ou un singe pouvait seul s’aventurer sur les poutres et sauver les hommes en péril. Un enfant de Paris, souple et leste comme le chat ou le singe, suivait l’étroit pont aérien. Il arriva sans accident ; toutes les respirations étaient suspendues. Auguste Brodard parvint aux deux infortunés ; le plus jeune était debout, attendant. Allons, Gaspard, dit Auguste, retrouvant dans le danger sa gaieté de gavroche ; la main, vieux ! en avant donc ! et ne regarde pas. Tout le monde faisait silence. Tenant par la main l’homme chancelant, Brodard marchait à reculons. Le vol d’une mouche eût pu être entendu. Auguste arriva hors de danger, conduisant son camarade. Des torches avaient été apportées ; on voyait à leur lueur rouge, cette scène comme dans un mirage. Celui-là en sûreté ; il fallait sauver l’autre. Sans hésiter, sans attendre, Brodard retourna, toutes les pensées, tous les regards le suivaient, peut-être eût-on entendu les cœurs battre. Personne ne sortait. Cette fois, le danger était terrible, des craquements continuels se produisaient dans les poutres, sur lesquelles marchait le jeune homme ; il appelait en vain le malheureux resté seul, à se mettre debout ; hébété par la peur, l’homme restait allongé sur son lit, qui d’un instant à l’autre pouvait disparaître avec le pan du mur et du parquet qui le soutenait. C’était le petit vieux, qui disait-il, connaissait Lesorne. Ses membres, raidis par l’âge et le froid des prisons, refusaient service, ne pouvant être galvanisés par la volonté qui lui manquait. Ce faux criminel était un véritable poltron. Allons ! dit Auguste, ça n’en finira jamais ! ne bougez pas, père Bigorne ! c’est tout ce qu’on vous demande. Il se pencha tout au bord du trou, enleva le vieux à force de bras, l’éleva comme un balancier au-dessus de sa tête tourna sur ses talons et reprit son chemin sur la poutre. Alors éclatèrent des applaudissements ; quelques-uns pleuraient. Le père Bigorne était sauvé, mais on ne fait pas impunément pareil exercice, à moins d’être expert à la haute voltige ; Auguste Brodard fut pris d’un crachement de sang qui mit pendant quelques jours sa vie en danger.