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LA MISÈRE

538 LA MISÈRE Risquant cent fois sa vie, elle se laissa glisser dans le fossé des fortifications. La vase amortit sa chute, elle avait jusqu’aux genoux une eau boueuse et sale, d’une froideur qui lui glaçait les os. Mille autres, à sa place, eussent péri ; les gens qui n’ont plus que du malheur à attendre ont ainsi la vie dure. Claire marchait comme elle pouvait dans le fossé, pour s’éloigner le plus possible ; il fallait laisser une seconde entre chaque pas pour ne pas faire clapoter l’eau. Quand on se jette à l’impossible il est rare que l’audace ne soit pas couronnée de succès. Ainsi avait fait Claire. Elle réussit. Tandis que les recherches de Mme Helmina avaient lieu du côté de la porte d’Auteuil, Claire gagnait du terrain dans le fossé. Vers deux heures du matin, elle était près de la route d’Orléans. Mais comment sortir seule du fossé ? ce n’était plus l’impossible, c’était le miracle. Partout s’était fait le silence ; qui donc viendrait à son secours ? et si on y venait, ne serait-ce pas pour la rendre à ses bourreaux ! Elle pensait à son oncle qui dormait paisible en ce moment ; aux paysans du Val des Chênes ; à sa vie passée aussi douce que celle de l’oiseau dans son nid. Elle se souvenait d’avoir eu peur une fois, pour passer seule dans un bosquet en plein jour. Des cris traversaient de temps à autre le silence, tantôt le hurlement d’un chien ou la plainte d’un oiseau de nuit ; tantôt l’appel désespéré d’un malheureux qu’on assassinait. Des chants d’ivrognes ; des mots de passe, de rondes. Claire n’avait point à point à appeler à l’aide des rondes l’eussent reconduite à Helmina ; les ivrognes n’étaient qu’un nouveau, danger. 1 Mais elle pensait qu’il valait mieux mourir là que d’être restée entre les mains de Mm de Saint-Stephane, et vaillamment elle prenait son parti.. Une dernière espérance lui disait qui sait si je ne reverrai pas le Val des Chênes ! Quel renversement de ses idées ! cette Helmina, criminelle jusqu’à l’impossible, c’était une sainte personne. Et la vision de la scène d’orgie repassant devant elle, Claire eut voulu entrer sous terre, afin de fuir l’horrible spectacle. Un bruit de voix jeunes et joyeuses parvint à elle. A en juger par le timbre indécis de ces voix c’étaient presque des enfants. -க — J’entends remuer là-dedans, dit l’un d’eux s’approchant du fossé. — Quelque chien, que son gredin de maître aura jeté à l’eau pour le remercier de ses services, dit un autre. Il faut le tirer de là. Oui, mais comment ? Hé ! le toutou ! ici, Azor ! Ils projetèrent dans le fossé la lueur d’une lanterne sourde, que l’un d’eux