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LA MISÈRE

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Le vallon est riche ; en été, les blés y ondulent comme une mer. En automne, les vignes mûrissent au versant des côteaux. La forêt et les montagnes sont si rapprochées que le vallon se resserre sous l’ombre protectrice. Les vignes ploient sous le poids des grappes ; les épis y sont lourds et serrés ; l’herbe y croît haute et drue. Environnés de ces splendeurs de la nature, les habitants vivent et meurent misérables. Tout petits, bondissant avec les jeunes agneaux et les jeunes veaux, ils n’ont pas plus conscience de la misère qui les domptera, que les petits de la brebis n’ont conscience du couteau. Dans ce nid, oublié depuis des siècles sur des siècles, habitaient des familles, toutes alliées, car on ne sort de la commune, ni pour se marier ni pour mourir, chaque année la conscription enlève des jeunes gens comme Schilok, sa redevance de chair ; quand la maladie ou la guerre leur ont fait grâce, ils reviennent au Val-des-Chênes, s’y marient et y élèvent leurs petits qui en feront autant à leur tour. Deux seulement, un garçon et une fille ont pris leur vol vers Paris. Comme on ne les a jamais revus, la légende leur prête une fin tragique ajoutant que la nuit, à travers les chênes, leurs voix lamentables demandent des prières. De temps immémorial une caverne qu’on nomme Caer Derouën, la ville des Chênes, est habitée par une famille, les Darakhi ; —ils héritent de génération en génération de la haute taille, des cheveux blonds et des yeux bleus des Celtes. Une double ligne de chênes enveloppe le village qui n’a jamais crevé cette digue, tous sont creux. Quelques-uns se sont effondrés de vieillesse. De là, comme d’un navire, on est séparé du monde. Le maître d’école, le maire et le curé y meurent sans changer de résidence ; souvent ils y sont nés. Là, tout est inamovible, la pensée ne va pas au delà de l’horizon ; errant entre les deux questions des semailles et des récoltes. Les semailles, qu’il faut acheter ; les récoltes, dont le meilleur, le plus clair s’en va pour les exploiteurs. Le paysan n’est-il pas né pour produire et les riches pour consommer ? Le bon Dieu l’a voulu, ainsi telle est la conviction des bonnes gens du Val-des-Chênes. Hommes et femmes fouissent incessamment le sol. Les enfants gardent les bestiaux pendant l’été, et vont à l’école depuis l’époque du teillage du chanvre jusqu’aux fêtes de Pâques ; quelques-uns ont appris à lire ; tous savent le catéchisme. Toutes les tentatives révolutionnaires qui ont agité le monde n’ont pas même éveillé un écho au Val-des-Chênes. Le maire y est encore souvent appelé monsieur le bailli, et à part les guerres de la première République, auxquelles ont pris part quelques-uns des plus vieux, rien n’a transpiré jusque-là. Le dernier seigneur étant mort sans héritier et son château dans les rochers ne valant pas la peine que l’État l’exploitât, la féodalité s’est faite légende, son fantôme plane sur les ruines.