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LA MISÈRE

61 — Tiens ! » dit une femme en noir, qui se tenait timidement en dehors du cercle, juste l’âge de Victor Hugo. A votre place je lui écrirais. » «  A qui ? » demanda la marchande de mouron. < A Victor Hugo. »

  • Victor Hugo ? Connais pas ; C’est p’t'être quelqu’un de l’Assistance

publique ? » «  Est-il possible ! » fit la dame en noir, « que vous, vous n’ayez jamais entendu parler de Victor Hugo. — « Que voulez-vous, » reprit la vieille comme étonnée, « on ne peut pas connaître tout le monde. Puis ça ne m’avancerait pas beaucoup : je ne sais pas écrire, moi. > » Elle avala encore quelques gorgées de vin chaud, et reprit toute ranimée : « Non, je ne sais pas écrire. Est-ce que du temps de Napoléon le Grand y avait des écoles pour les gensses comme nous ? Garçons et filles, on poussait sur le pavé de Paris, pour la consommation de la grande armée. On n’avait pas besoin de savoir lire pour donner ou recevoir des coups de sabre ; pour suivre les régiments. Hé, hé, hé ! ce que j’en dis-là c’est pas pour moi : j’avais bien alors, d’aut❜lièvres à courir. Pourtant les occasions ne manquaient pas. Telle que vous me voyez, à dix-huit ans j’étais un beau brin de jeunesse, tout de même. Dans le faubourg Antoine, où je suis née, j’avais le choix entre tous les bossus, les boiteux, dont on n’usait pas pour la guerre et qu’étaient, dans ce temps, les seuls à marier. Mais, jour de Dieu ! c’était pas le conjongo qui me donnait dans l’œil, avec sa séquelle de moutards. Songez donc : l’aînée de cinq ; pas de père ! Avait fallu en découdre de la besogne, avec la pauvre mère, pour emplir le bec à une telle couvée ! Ah ! les enfants ! j’en avais un dans chaque cheveu ! » riée

? »

• Ainsi, » demanda la femme en noir, vous ne vous êtes jamais ma «  Si fait, » répondit la vieille, « < faut ben faire une bêtise une fois en sa vie ! Mais par exemple, celle-là était pommée. Figurez-vous : lorsque tout mon monde fut placé, mort ou… perdu nous étions trois filles et que je n’avais pu que ma mère à nourrir, j’épouse un tailleur, tout plein gentil, bon ouvrier, rangé comme une fille ; avec ça nous devions être heureux comme le poisson dans l’eau. Je t’en fiche ! c’était un politiqueur enragé qui se faisait flanquer à la porte de tous les ateliers. Ha ! le chômage ça allait avec lui. Fallait travailler pour trois et… pas moyen de se fâcher, il était si bon ! Obligé d’entreprendre le vieux qui ne donne pas toujours, le pauv’cher homme rêvassait à un tas de chimères, en tirant l’aiguille dans not’mansarde. Disait t’y pas que la république viendrait et qu’a donnerait de l’ouvrage et, comme ça, le nécessaire à tout un chacun ! Ha ! ben ! Nous l’avons vue la République en 481 Mon mari qu’en raffolait s’a fait tuer pour elle, dans les journées de juin. Et voilà ! Depuis, en avons-nous pas vun aut’de république ? Allez ! allez ! plus ça change, comme on dit, plus c’est la même chose pour nous. Quand on est petit, la rue, le froid, la faim ; quand on est grand, le travail