Page:Michel - La misère.pdf/628

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
628
LA MISÈRE

628

Elle fit plusieurs fois le tour de la ville. — Les enfants attendent ! se disait-elle ! je ne puis rentrer sans rien. Et elle reprenait sa course à travers la ville. La soirée se passa ainsi ; les boutiques fermaient. A la dernière boulangerie qu’elle vit ouverte, Angèle se précipita, enleva le plus gros pain qu’elle aperçut et s’enfuit. Le boulanger essaya de la poursuivre, mais elle allait comme le vent ; il rentra. Je me plaindrai demain, dit-il à sa femme ; je veux que cette fille soit punie. Je la connais. Sa femme l’interrompit. Non, dit-elle ; on la dit voleuse, mais elle doit être folle ; son visage était effrayant. Cette famille est déjà assez malheureuse. Les petites pleuraient, ne voyant pas rentrer leur sœur. Angèle mit le pain sur la table, mais à peine s’il fut entamé. Si peu qu’elles y touchèrent, si dur qu’il fut laissé le plus longtemps qu’elles purent, il eut une fin, et la question se représenta telle que les jours précédents. Impossibilité de se procurer du travail, nécessité de la nourriture de chaque jour ! Les enfants de Karadeuk avaient vécu jusque-là tellement retirées qu’elles ne connaissaient personne, même parmi les camarades de leur père, et puis n’étaientils pas tous pauvres ? — Quant aux autres, qui donc avait eu pitié d’eux jusquelà ? Il semblait à Angèle que le ciel croûlait sur sa tête. Ses sœurs s’étaient couchées pour avoir moins faim ; elles dormaient du fiévreux sommeil de l’affaiblissement. Angèle, le cerveau hanté déjà des, visions du jeûne, ne pensant qu’à ses sœurs, mais n’ayant rien pris depuis la veille, se dit une fois encore qu’elle ne voulait pas que les petits mourussent. Elle sortit ; les boutiques étaient fermées. Elle parcourait la ville déserte, ne sachant ce qu’elle allait faire. En province, les passants sont rares pendant la nuit. Angèle s’assit sur un banc des promenades et resta pendant quelques heures immobile. Le vent faisait tomber sur elle une pluie de fleurs des branches qui s’étendaient au-dessus de sa tête ; un calme infini régnait autour d’elle, tandis qu’en elle-même c’était le désespoir. Une idée horrible la prit, se vendre pour donner du pain à ses sœurs ; elle commençait à avoir le délire. Un passant se dirigeait vers elle dans l’ombre elle l’appela. Celui-ci, saisissant la main de la jeune fille, l’entraîna à quelques pas, devant un café fermé comme les autres, mais sous les portes duquel passait un filet de lumière. Elle voulut s’échapper, mais l’homme avait le poignet solide, et elle était épuisée ; il frappa d’une certaine manière, la porte s’ouvrit et il entraîna Angèle devant une table où se trouvaient réunis cinq à six viveurs attablés. Là, à la lumière qui éclairait cette scène, M. Potache, car c’était lui, montra Angèle à ses compagnons d’orgie émerveillés et ricanants.