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LA MISÈRE

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Puis, plus grand, chantant dans les églises pleines d’encens, d’où sortait comme un vampire le cher frère qui l’emportait dans la nuit. Dans cette nuit, se dessinaient des spectres ; l’orgie continuelle où il avait vécu, la mort de sa mère disant au prêtre qui voulait la confesser : Non, je ne crois plus ! s’il y avait un Dieu, il n’aurait pas laissé ce monstre prendre mon enfant ! Une fois sa mère morte, tous les crimes arrivaient montant en marée sanglante. Il lui semblait voir passer, comme orphelin au fil de l’eau, la veuve dans sa robe noire, son visage livide couvert des larmes qu’elle versa sur son enfant jusqu’au dernier souffle ; et toute la série des gens assassinés : une jeune fille arrivant à Paris pour se placer, et qu’il avait étranglée après en avoir abusé ; un vieux, qu’il avait tué dans les champs pour lui prendre de quoi vivre pendant un mois, et tant, et tant d’autres ; le petit vieux de la carrière ; c’est là que Lesorne lui avait montré le coup de la noix, comme il disait. Dans ce temps-là, Trompe-l’œil habitait la rue Montmartre, 182 ; tout le monde le croyait honnête, mais ayant été trop audacieux dans l’exposition de marchandises d’occasion dont on aurait pu reconnaître à la morgue les propriétaires, il avait jugé convenable de changer de nom et d’adresse. Une fois Lesorne au bagne, Trompe-l’œil avait dirigé les opérations à sa place ; ils avaient été deux, pour remplacer Trompe-l’œil, l’un la tête, Trompel’œil ; l’autre le bras, Sansblair. Que de cadavres ! ils tendaient vers lui leurs bras glacés pour l’entraîner avec eux ! parfois il reculait jusqu’au mur de la cellule, et se réveillait de l’horrible cauchemar par l’excès de la frayeur, · Sansblair ne voulait plus dormir, moins en dépit de lui-même, le sommeil l’attirait, le cauchemar pesait de nouveau sur lui. Ses complices, de Méria, Nicolas, et tant d’autres ; Me Helmina, y défilaient mêlés aux scènes d’orgie ou de crime commis sur les pauvres petits enfants de la maison de convalescence, Claire qu’il emportait dans ses bras à la Seine et qui s’était réveillée ; Virginie, la pauvre abandonnée ; tous vivants pour lui seul, l’appelant, l’attirant dans leurs bras froids comme des serpents. Le dernier de tous, Rousserand, dont il s’était fait si facilement accueillir avec ses titres fantaisistes, terminait la procession lugubre ; pas un n’y manquait il y en avait d’oubliés depuis longtemps, que son imagination fouillant dans les ténèbres en tirait tout sanglants. Il se voyait brûlant le violon du vieux, la flamme rouge emplissait la cellule et il s’éveillait dans la nuit. Telle fut la première phase de l’emprisonnement de Sansblair. La seconde fut la rage d’évasion, chose impossible à Mazas pour un prisonnier politique, ou même un prisonnier ordinaire, mais peut-être réalisable pour Sansblair, et puis l’impossible a plus de chances d’arriver que le difficile. Pour l’impossible on y va en désespéré ; pour le difficile on tâtonne et on se trompe. Sansblair voulait échapper au supplice de la cellule : il était décidé à n’y pas