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LA MISÈRE

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Les cris que Nicolas entendait n’étaient pas faits pour le rassurer ; il n’avait plus qu’à fuir emportant Valérie demi-morte d’effroi. Il prit sa course à travers le bois ; la peur et la passion lui donnant des ailes ; il entrait dans les fourrés qui lui déchiraient le visage, cherchant un asile. Aux trois paysans s’étaient joints d’autres hommes, et de loin on voyait poindre des tricornes de gendarmes. – C’est un raille qui enlève une femme, criait Amélie au milieu d’un groupe de paysannes indignées et qui, ne comprenant pas ce mot de raille, croyaient le criminel quelque monstre venu des contrées lointaines. La chasse s’organisa ; on ne savait plus si la femme vivait encore tant elle avait l’air d’une proie ployée en arrière, les cheveux dénoués, les bras pendants, elle ne se défendait plus.. Nicolas se sentait des jarrets d’acier ; tantôt disparaissant dans un chemin creux, tantôt se trouvant face à face avec les chasseurs, il courait, courait toujours ; il semblait impossible qu’on le prît, les chevaux des gendarmes, arrêtés devant les fourrés, restaient dans la grande tranchée du bois, et pour l’atteindre les hommes n’allaient pas assez vite. Le soir pouvait venir ainsi, Nicolas semblait invincible ; mais pour se couvrir il entra dans une ruine ; ce temps d’arrêt le perdit, ceux qui le poursuivaient arrivèrent de toutes parts cernant la ruine. Il commença à tourner comme une bête fauve. Le bois s’éveillait au matin : la rosée l’emplissait de fraîcheur, les oiseaux de bruits d’ailes ; de temps à autre, quelque bête effrayée passait au travers de cette chasse à l’homme. Le cercle se resserrait autour de la ruine. Nicolas se vit perdu. Alors l’instinct de la conservation dominant l’amour bestial qu’il éprouvait pour Valérie, il monta au sommet, jeta le corps palpitant aux pieds de ceux qui le poursuivaient, et grâce à leur empressement autour de la malheureuse, il s’élança, libre de tout fardeau, dans un dédale de sentiers et quelques instants après il était en sécurité où on ne le cherchait pas, dans les branches hautes et touffues d’un chêne, d’où il vit rentrer vers le soir les gendarmes avec ceux qui s’étaient acharnés à sa poursuite dans le bois sans lever la tête vers l’arbre d’où il planait sur eux. Valérie vivait encore, mais elle était dans un état terrible. Amélie la prit dans ses bras, doucement, comme une mère eût pris son enfant, et suivit les paysans et les gendarmes. C’est moi qui l’ai sauvée, se disait-elle heureuse de ce qu’elle avait fait, quoique ce ne fût pas son intention première. Amélie, chaque fois qu’elle avait goûté au fruit amer du bien, s’était passionnée pour son œuvre. Et puis, l’indignation croissante qu’elle éprouvait contre Nicolas était pour quelque chose dans son dévouement pour Valérie. Valérie, transportée à la ferme, reprit connaissance, mais le délire était venu, ce fut Amélie qui rendit compte de la demeure de la jeune femme et raconta