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LA MISÈRE

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Les Anglais sont parvenus à créer des races ballonnées de graisse pour la boucherie, les exploiteurs, eux, en Angleterre comme en France et comme partout ailleurs, ont contribué, par les conditions terribles de la vie qui leur est faite, à la déformation des hommes livrés à certains travaux. Le vieux mineur estropié du workhouse n’était pas le seul qui eût le front déprimé, les yeux couverts, la poitrine énorme, le corps grêle et difforme ; le travail forcé dans des couloirs faits plutôt pour les rats que pour les hommes, crée ainsi des races de mineurs. Soup ! soup ! criait le mineur. Aussitôt tout le monde descendit dans la cour ; des gamelles de bois et des cuillers de fer furent distribués, et quelque chose de chaud, qui devait se classer parmi les soupes parce que c’était liquide, fut distribué. Combien qui meurent de faim dans Paris n’ont pas même la ressource sinistre du workhouse. Un gentleman qui avait perdu sa fortune au jeu et autres passe-temps, avalait lentement et en levant les dents l’horrible potage, tandis que les vieux, glacés par le carreau du dortoir, réchauffaient longuement leurs mains décharnées à la gamelle chaude, et que quelques jeunes gens dévoraient leur portion avec un appétit de quinze ans. L’homme, qui conservait un mouchoir sur son visage, mangeait sans appétit ; l’enfant ne paraissait pas s’apercevoir de l’infernale manière dont la cuisine était faite. Il y eut, après le déjeuner, une distribution du travail : les hôtes de passage durent moudre, pour leur part, à l’aide de machines, trois ou quatre boisseaux de blé. A onze heures environ on ouvrit les portes ; l’homme au mouchoir laissa passer devant lui le paysan pour être sûr qu’il ne le suivait pas, et il prit avec le petit la direction des promenades, du musée, de tous ces endroits où peut se passer la journée sans rien dépenser et sans attirer l’attention ; il avait dissimulé sous ses couvertures, la nuit, et portait sous vêtements un petit paquet recouvert en toile, et qui semblait contenir des ouvrages délicats de matière peu coûteuse tels que bagues et boucles d’oreilles d’or. Il n’ouvrait jamais cette boîte qu’avec les plus grandes précautions. Parmi les plus malheureux du workhouse, nul n’avait de soucis pareils à ceux de cet homme. Les bijoux d’os cachaient des bijoux d’or ; la boîte était pleine de billets de banque. Mais comment vendre les bijoux ? comment changer les billets ? Il avait, heureusement pour lui, des pièces d’or ; mais la monnaie française n’a pas cours en Angleterre ; il fallait changer encore, au risque de se faire poser quelque question indiscrète. Il n’osait pas vivre à l’hôtel, quoiqu’il eût des papiers en règle, et s’était ¸ réfugié au workhouse pour se donner le temps de réfléchir. On est bien mieux qu’au dépôt, disait l’enfant. Malgré cette comparaison, il résolut d’en terminer avec cette vie-là. Il alla donc résolument, décidé par le voisinage d’un Français au workhouse louer une