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LA MISÈRE

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Les femmes ont une cape, un pardessus, une pelisse et de gros souliers. Sur des voitures, sont les malades, les tout petits enfants et leurs mères, le reste marche entre les cavaliers cosaques, aux longues lances, et les vingt-cinq soldats qui forment chaque détachement. Une étape se compose de vingt à trente kilomètres. Il est permis aux convois de déportés en marche, de se reposer tous les deux jours. Il mettait, en commun, sous la direction d’un starote, les quinze centimes que chacun reçoit, par jour, pour sa nourriture. A Tobolsk, la chancellerie des déportés les classe suivant la condamnation : colonisation ou travaux forcés. Quant aux traitements infligés pendant la route ? Vous avez vu les prisonniers de Versailles, marchant entre des cavaliers, qui avaient mission d’abattre en route les traînards ! Ceux qui conduisent les déportés russes, ne fusillent pas, ils schlaguent, le résultat est le même. Annah marchait avec les femmes non mariées, suivant la coutume. Ses compagnes étaient deux jeunes filles, dont l’une, ayant les pieds gelés, avait volé une paire de bottes : elle allait à la colonisation. L’autre avait tué un soldat du tzar, qui voulait l’emporter comme une proie : elle était, comme Annah, pour les travaux forcés. Forte et fière, elle marchait comme Annah, sans se plaindre ; l’autre gémissait doucement, comme un agneau qu’on égorge. Pauvre Catherine ! elle n’avait pas voulu supporter le froid sur ses pieds nus et la voilà qui traverse des régions glacées. Entre l’arrivée d’Annah en Russie et l’instant où nous la rencontrons, plusieurs mois se sont écoulés, le temps d’instruire le complot, disait-on ; et il en fallut pour échafauder une conspiration avec l’amorce d’une souricière. La prévention, le jugement et les quelques jours d’organisation du départ, avaient conduit jusqu’en octobre. Lorsque le convoi se mit en marche la neige était venue. Sur tout le versant nord de l’Asie régnait l’hiver boréal, tombé tout à coup sans transition comme le printemps. La route est longue, l’atmosphère glacée. La nuit se prolonge sur les jours ; Catherine ne gémit plus, elle sent que ce sera bientôt fini ; Annah et Élisabeth, l’autre jeune fille, la soutiennent. Petrowski en fait autant pour un vieillard, arrêté comme participant au fameux complot. Le pauvre vieux était au lit, mais on s’entête à assurer qu’il se porte parfaitement, et il lui est défendu de monter dans les voitures. Les grandes steppes commencent avec leurs tourments de neige, fouettée au visage des condamnés par le vent glacé du nord. Les loups commencent à se montrer : d’abord quelques sentinelles perdues, puis par compagnies de quinze à seize, puis toute l’armée hurlante à la fois. On ne se reposait plus tous les deux jours, parce qu’il n’y avait plus d’abri. Tout tracé disparaissait sous la neige ; des poteaux seuls l’indiquaient de distance en distance.