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LA MISÈRE

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lait que M. Léon sût bien à qui il donnait l’hospitalité. L’autre le laissait dire, puis il l’interrogeait discrètement sur son père, sur sa famille, sur la pauvre Angèle. Quand il eut bien saisi tous les fils du drame que lui racontait le jeune garçon, il se leva, croisa les bras sur sa poitrine et demanda : crois. Eh bien que comptes-tu faire, à présent ? Me livrer à la justice pardi ! pour être puni si j’ai mal fait, comme je le Ce n’est pas sans raison, que tu es troublé par le souvenir du meurtre que tu as commis. « Mais si la vie de l’homme [doit être sacrée pour l’homme, tu sauras plus tard que celui qui donne la mort peut être un justicier. >> L’enfant joignit les mains. — « Est-il possible, » demanda-t-il, « est-il possible que j’aie été dans mon droit de faire ce que j’ai fait ?.. » Comme tu aurais été en droit de tuer le loup qui aurait mangé le bras à l’une de tes petites sœurs, d’écraser le serpent qui aurait piqué ta mère ! 1 Que vous êtes bon de me dire ça ! Non, je ne suis pas bon, mais je crois être juste, et puisque ta pauvre conscience d’enfant s’alarme à tort, je suis bien obligé de t’apprendre que ceux qui violent les lois de la nature, sont des criminels qui se placent eux-mêmes en dehors de l’humanité. Et vous croyez que M. Rousserand… ? — Est un monstre, oui ! Il y en a comme cela beaucoup sur la terre ; sous un visage humain, ils cachent les instincts du cochon et les appétits de l’hyène : ni leur cerveau, ni leur cœur n’est fait comme le nôtre. Ce sont des tigres-pourceaux. M. Rousserand n’était pas cruel, je vous assure », affirma Auguste qui tenait à rendre justice à sa victime. « Pour cochon, je ne dis pas. » Pas cruel ! » exclama le docteur, pas cruel, sache, innocent, que tout ce qui a manqué chez toi et chez ses mille ouvriers, le pain, les vêtements, toujours ; le feu en hiver ; les remèdes pendant la maladie, l’instruction pour les enfants tout cela, tu le retrouveras chez ton Rousserand en superflu, en luxe de toutes sortes, tu le trouveras accumulé en monceaux d’or qui se changeront en chaînes de fer pour vous river éternellement à la misère. Ainsi j’ai bien fait ? Oui. Absolument bien fait ? — Heu ! heu ! — Ah ! vous voyez, vous ne m’approuvez pas entièrement. — C’est que dans certains cas entuant un homme, on fait tort à d’autres. Ce Rousserand a une femme, une fille. Si par ton fait, elles allaient être dans la misère, tu devrais les aider et réparer le dommage que tu leur as causé. Cette réserve faite, je te répète que tu as bien fait, que tu étais dans ton droit et que tu ne dois pas être puni. — Mais, tout de même, comme personne ne m’a vu faire le coup, on pourrait en accuser un autre.