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LA MISÈRE

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tenait dans l’ombre, les rejoignit. Tous trois prirent le sentier des Ponchettes ; il était complètement désert. Le vent seul gémissant dans les branches, ou se brisant aux anglès des rochers emplissait la solitude. J’ai envie de retourner, dit Amélie. Moi aussi, dit Olympe ; il fait froid. Vous avez peur peut-être ? demanda Lesorne. Mais non. Pourquoi aurions-nous peur ? Mais de l’heure, et puis il n’y a plus personne dehors, c’est dommage. Moi j’aurais voulu äller jusqu’au bout, cela me rappelle nos déserts calédoniens. Eh bien ! allons. Ils se remirent en marche. Le vent soufflait en tempête. Les deux femmes le prirent par le bras ; elles se taisaient. Si Lesorne l’eût commandé à souhait, ses affaires n’eussent pas mieux marché. On allait toujours. En effet, le vent pouvait, à la pointe, enlever plus qu’un chapeau : il était violent et âpre. On entendait en bas la mer déferler avec furie. Comme les deux femmes se reculaient Lesorne leur dit : Regardez bien en avant, là-bas ; voyez-vous quelque chose ? Elles étaient tout au bord. Lesorne bondit et leur donna une vigoureuse poussée. Mais une seule tomba du coup : Olympe se tenait à une saillie du roc, suspendue sur le vide. Lesorne ramassa une énorme pierre et lui frappa sur les mains ; alors ses doigts se desserrèrent et elle tomba comme sa compagne avec un bruit glauque. Paisible, Lesorne prit un petit chemin qui tournait le rocher et alla se rendre compte de la mort de ses victimes. En bas, la mer lui barra le chemin Lesorne n’avait point pensé à la marée montante. Olympe et Amélie étaient tombées à l’eau au lieu de tomber sur la pierre, et la marée était très haute. Cette circonstance l’inquiéta. Il voulut sonder la hauteur de l’eau au pied des rochers, mais il n’y put parvenir ; elle s’engouffrait en dessous avec bruit. L’idée que la chute avait dû être amortie le tourmenta même après son retour à Paris. Mais les journaux de Nice se taisant, il finit par se rassurer. La mer avait sans doute porté les cadavres plus loin : les deux femmes ne savaient pas nager ; et eussent-elles survécu elles avaient dû se noyer. Il finit par n’y plus penser ; il avait tant de choses à faire pour réaliser le bien d’Olympe. Les internats chrétiens, le journal le Pain, la maison de convalescence, les de Méria et autres, et toutes les folles dépenses d’Olympe laissaient encore à Lesorne un fort bel os à ronger. Il était loin de supposer qu’Olympe et Amélie, en effet entraînées par les flots,