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LA MISÈRE

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« Et toujours pas de nouvelles du pays. « Eh bien, crois-tu que j’espérais encore dans l’amour, dans la constance d’Izabeau ! Je me l’étais figurée aussi bonne que belle, dans la folie de mon affection, j’avais trouvé mille raisons pour excuser son silence. « Un soir, c’était en 1855, j’arrivai aux Nonnettes. J’avais fait des prodiges d’adresse pour tromper la police, d’économie pour me procurer une mise décente, afin de paraître avec moins de désavantage aux yeux de ma promise. Je cours à la maison d’école et je vois, sur le pas de sa porte, Izabeau toujours belle, toujours fraîche, avec cet air d’innocence et de modestie qui me ravissait. « Le temps de l’absence s’effaçait comme un songe. Je me précipite vers la jeune fille et, la prenant dans mes bras, je l’embrassai, je l’embrassai à l’étouffer. « Elle poussa un cri en appelant au secours. — » C’est moi, lui dis-je, Izabeau, c’est moi, c’est ton fiancé qui revient, ne me reconnais-tu pas ? « Qu’est-ce que cela signifie ? demanda une voix rude. « Je me retournai vivement et me trouvai en face d’un jeune homme à figure insignifiante, mais d’une haute stature, un solide gaillard avec des poings énormes. « C’était le mari d’Izabeau !… « < Je m’enfuis comme un insensé ! « Le lendemain, des paysans de X*** me ramassèrent devant mon ancienne demeure, où j’étais revenu sans le savoir, sans le vouloir. J’étais sans connaissance. Il paraît que je faisais pitié. De bonnes âmes eurent compassion de moi ; un homme et une femme m’emportèrent dans leur maison et me soignérent. «  Quand je fus guéri, j’appris que ma sœur avait été recueillie dans une de ces maisons religieuses qu’on appelle des ouvroirs, où l’on exploite les enfants. Mais ce fut tout ; personne ne put m’en dire plus long. On ne savait pas où était le couvent qui s’était emparé de la petite Lize. « J’étais en rupture de ban, que pouvais-je faire ? « Je n’avais plus qu’à m’en aller, si je ne voulais pas procurer des ennuis à mes protecteurs. « Je me rendis au cimetière pour dire adieu à ma grand’mère ; hélas ! personne n’avait songé à marquer d’une croix de bois la place où reposait ma dernière, mon unique amie ! Je ne possédais donc plus rien sur la terre, même parmi les tombeaux. >>> Et n’avez-vous pas retrouvé votre sœur ? demanda Auguste, dont l’amour fraternel emplissait l’âme et qui attachait une grande importance à ce sentiment. — Attends un peu, » dit le maître d’école, « j’y viendrai à ma sœur. Je n’ai pas fini de te raconter toutes mes misères. «  «  Je vins à Paris, ce cerveau du monde qui attire irrésistiblement à lui tout ce qui pense, où, en bien comme en mal, les extrêmes se touchent. A force de patience, et après avoir fait trente-six métiers, je parvins enfin à entrer comme professeur dans une pension de garçons.