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Page:Michelet - Comme jadis, 1925.djvu/30

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COMME JADIS…

rond bâti au bord du creek sans voir âme qui vive. Notre unique vache et nos cayuses — petits chevaux indiens maigres et déhanchés — étant au large, le grand travail de la bonne métisse était d’entretenir le feu. Pour alimenter notre poêle qui ne devait s’éteindre ni jour ni nuit, mon père, avant son départ, durant des jours, avait charroyé les longs corps gris et sonores des trembles calcinés, debout, par les feux de forêts, puis il les avait débités d’après la longueur de notre foyer ; Nanine et moi n’avions qu’à rentrer de grosses brassées de ces bûches. « Allons, petite, faut faire notre train », me disait-elle, vers trois heures, avant d’allumer la lampe. Dans mon ardeur à faire un trop fort chargement, il m’arrivait de trébucher et de rouler sur la neige. Je me relevais en riant, mais Nanine hochait la tête en marmottant toujours la même chose : « Wash… C’est pas un travail pour toué, tu vois ben » Elle ajoutait quelque chose de peu aimable pour mon père dont elle critiquait les voyages dans le Nord…

J’eus six ans, sept ans, huit ans, dix ans : j’étais heureuse. L’autorité débonnaire de Nanine, je ne la sentais pas. Je vivais à ma guise. Mon père ne se souciait pas de moi. En été, dehors, je jouais avec mon chien, avec les poulains des cayuses, avec le veau de notre vache, ou bien, grimpant dans une épinette d’où je pouvais apercevoir un triangle du lac, j’y demeurais des heures, attentive à la musi-