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COMME JADIS…

l’odeur des dentelles noires qu’elle drapait en mantille sur sa tête. Un jour je lui demandai le nom de ce parfum. Elle me conta à petites phrases précieuses, l’histoire longue de ses fiançailles avec un officier de marine mort dans les mers de Chine. Je sus que le parfum des dentelles leur venait de l’arôme d’un coffre, en bois des Îles, dernier cadeau du fiancé, où longtemps elles avaient été enfermées. Dès lors, les émanations de ce suave philtre d’amour me plongèrent en des rêveries sans fin. Notre mutuelle affection se teintait du grain de romanesque qu’elle savait répandre sur les événements les plus ordinaires de la vie. Je ne jouais pas ; je lisais beaucoup. La passion de la lecture s’était éveillée de bonne heure en moi ; ma tante fit un choix de livres à mon usage et me laissa m’y plonger autant que je voulus. Une année, au cours des vacances, ma belle-mère, qui consentait à vivre quelques jours avec nous, passa une rapide inspection des titres. J’entends encore son rire léger, joli, quand, m’ayant pris dans ses bras, dans ses bras robustes à cause de l’exercice des sports, elle s’écria en me haussant jusqu’à ses lèvres :

— Gérard de Noulaine, je vous sacre le dernier chevalier !

Je ne sais ce qu’aurait donné ce singulier genre d’éducation, si, ma tante, un beau jour, n’eût eu l’idée, pour essayer son kodak, de me photographier, debout, sur les marches demi écroulées du