Page:Michelet - La Mer, 1875.djvu/243

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le péril de s’embrasser. Baiser terrible et suspect. Habitués à dévorer, engloutir tout à l’aveugle (animaux, bois, pierres, n’importe), cette fois, chose admirable ! ils s’abstiennent. Quelque appétissants qu’ils puissent être l’un pour l’autre, impunément, ils s’approchent de leur scie, de leurs dents mortelles. La femelle, intrépidement, se laisse accrocher, maîtriser, par les terribles grappins qu’il lui jette. Et, en effet, elle n’est pas dévorée. C’est elle qui l’absorbe et l’emporte. Mêlés, les monstres furieux roulent ainsi des semaines entières, ne pouvant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni s’arracher l’un de l’autre, et, même en pleine tempête, invincibles, invariables dans leur farouche embrassement.

On prétend que, séparés même, ils se poursuivent encore d’amour, que le fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu’à sa délivrance, aime son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et veille sur lui. Enfin, s’il vient un péril, cet excellent père le ravale et l’abrite dans sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer.