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L’ILE D’ELBE.

C’était en 1811. Alors Napoléon était maître du monde. Nul n’eût deviné l’avenir. Mon père demanda et obtint d’être placé à l’île d’Elbe. Il y fut en 1812. Le gouverneur de l’île, dans une lettre que je possède, témoigne de l’estime, des regrets qu’il y a laissés. Dans ce monde sauvage, de fière indépendance, sa vivacité bienveillante s’était employée en tous sens. Il francisait ce peuple. Outre son poste de contrôleur, il professait à la chaire de français.

Mais quelle nouvelle étrange, et quelle émotion, quand cette grande puissance, qui paraissait si ferme, vint faire naufrage justement sur cet écueil de l’île d’Elbe !

On ne pouvait le croire. Ceux qui, quinze ans durant, l’avaient vu invincible, s’obstinaient à douter. L’Empereur ! à ce mot qui remplissait la bouche, l’idée venait d’un être au-dessus de l’humanité. On peut juger du trouble de mon père qui, dans sa petite île, allait voir arriver ce personnage immense. Comment y tiendrait-il ? N’étoufferait-il pas dans cet étroit espace, comme son captif mourut au fort de Joux ? Sans vouloir comparer des vies si différentes, rapprocher le grand du petit, mon père, qui avait vu de