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ÉCLAIRCISSEMENTS

figure dans l’autre cycle. Il a laissé périr Roland. Ici, il poursuit lâchement Renaud, Gérard de Roussillon, il prévaut sur eux par la ruse. Il joue le rôle du légitime et indigne Eurysthée, persécutant Hercule et le soumettant à de rudes travaux.

Cette contradiction apparente entre l’autorité et l’équité, qui n’est ici, après tout, que la haine de la loi, la révolte de l’individuel contre le général, elle est mal soutenue par Renaud, par Gérard, par l’épée féodale. Le roi, quoi qu’ils en disent, est plus légitime ; il représente une idée plus générale, plus divine. Il ne peut être dépossédé que par une idée plus générale encore. Le roi prévaudra sur le baron, et sur le roi le peuple. Cette dernière idée est déjà implicitement dans un drame satirique qui, de l’Asie à la France, a été accueilli, traduit de toute nation ; je parle du dialogue de Salomon et de Morolf. Morolf est un Ésope, un bouffon grossier, un rustre, un vilain ; mais tout vilain qu’il est, il embarrasse par ses subtilités, il humilie sur son trône le bon roi Salomon. Celui-ci, doté à plaisir de tous les dons, beau, riche, tout-puissant, surtout savant et sage, se voit vaincu par ce rustre malin[1]. Contre l’autorité, contre le roi et la loi écrite, l’arme du féodal Renaud, c’est l’épée, c’est la force ; celle du bouffon populaire, tout autrement perçante, c’est le raisonnement et l’ironie.

Le roi doit vaincre le baron, non seulement en puissance, mais en popularité. L’épopée des résistances féodales doit perdre de bonne heure tout caractère populaire, et se confiner dans la sphère bornée de l’aristocratie. Elle doit pâlir surtout dans le Midi, ou la féodalité ne fut jamais qu’une importation odieuse, où domina toujours dans les cités l’existence municipale, reste vivace de l’antiquité.

La pensée commune des deux cycles de Roland et de Renaud, c’est la guerre, l’héroïsme : la guerre extérieure, la guerre intérieure. Mais l’idée de l’héroïsme veut se compléter, elle tend à l’infini. Elle étend son horizon ; l’inconnu poétique qui flottait d’abord aux deux frontières, aux Ardennes, aux Pyrénées, recule vers l’Orient, comme celui des anciens poussa vers l’Occident avec leur Hespérie, de l’Italie à l’Espagne, et de l’Espagne à l’Atlantide. Après les Iliades viennent les Odyssées. La poésie s’en va cherchant aux terres lointaines. — Que cherche-t-elle ? L’infini, la beauté infinie, la conquête infinie. On se souvient alors qu’un Grec, un Romain, ont conquis le monde. Mais l’Oc-

  1. Le Dit Marcoul et Salomon, no 7218, et fonds de Notre-Dame N., no 2.