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entendre une exécution intégrale de sa grande Passion ! Mais ici, chez les Français, il n’y faut point songer… »


Wagner. « C’est Mendelssohn qui, le premier, a fait connaître la Passion aux Allemands, par une exécution magistrale qu’il dirigea lui-même à Berlin. »


Rossini. « Mendelssohn : Oh ! quelle nature sympathique ! Je me rappelle avec plaisir les bonnes heures que je passai dans sa société à Francfort, en 1836. Je me trouvais en cette ville, à l’occasion d’un mariage qui se célébrait dans la famille Rothschild et auquel (j’habitais alors Paris) j’avais été convié. Ce fut Ferdinand Hiller qui me fit faire la connaissance de Mendelssohn. Combien je fus charmé de l’entendre exécuter sur le piano, entre autres, quelques-unes de ses délicieuses Romances sans paroles. Puis il me joua du Weber. Je lui demandai alors du Bach, beaucoup de Bach. Hiller m’avait prévenu que personne ne l’interprétait mieux que lui. Au premier abord, Mendelssohn parut stupéfait de ma demande. « Comment, dit-il, vous Italien, vous aimez à ce point la musique allemande ? » « Je n’aime que celle-là, » répliquai-je ; puis j’ajoutai, d’une façon un peu trop sans-gêne : « Quant à la musique italienne, je m’en f…iche ! » Il me regarda ahuri ; ce qui ne l’empêcha pas de jouer admirablement et avec une rare complaisance, plusieurs fugues et autres pièces du grand Bach. J’appris par Hiller qu’après nous être séparés, Mendelssohn lui dit en rappelant ma boutade : « Ce Rossini est-il vraiment sérieux ? En tout cas, c’est un très drôle de corps ! »


Wagner (riant de bon cœur). « Je comprends, maestro, la stupéfaction de Mendelssohn ; mais m’est-il permis de vous demander comment se termina votre visite à Beethoven ? »


Rossini. « Oh ! elle fut courte. Cela se comprend, tout un côté de la conversation devant se faire par écrit. Je lui dis toute mon admiration pour son génie, toute ma gratitude pour m’avoir admis à pouvoir la lui exprimer… Il me répondit par un profond soupir et par ce seul mot : « Oh ! un infelice ! »