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Mais Télimène à part emmène alors le Comte :
« Je suis libre », dit-elle, « et votre âme est trop prompte.
Si vous vous opposez au bonheur du Régent,
Répondez en deux mots, sans détour, sur-le-champ !
M’aimez-vous ? Voulez-vous, parlons sans verbiage,
Aujourd’hui de plein gré me prendre en mariage ?
Décidez-vous… Alors je vous donne ma main. »
— « O femme ! » dit le Comte, « ô sphinx cruel et vain !
Vous, dans vos sentiments jadis si poétique,
Vous êtes devenue horriblement pratique !
L’hymen n’est qu’une chaîne, et ses anneaux menteurs
Parviennent à lier les mains et non les cœurs.
Oh ! qui me donnera cet amour sans contrainte,
Ces devoirs sans remords et ce bonheur sans crainte ?
D’un bout du monde à l’autre il est des cœurs brûlants,
Étoiles se parlant par leurs rayons tremblants !
Qui sait ? Vers le Soleil si la Terre s’élance
Sans cesse, et si la Lune à ses pieds se balance,
C’est que sans s’approcher ils se cherchent toujours,
Et leur éloignement fait durer leurs amours. »
— « Assez », dit-elle, « assez d’étoiles et de phrases !
« Je suis femme : laissez votre lune et ses phases.
« Eh ! je le sais par cœur votre discours de sot.
Écoutez ! Si jamais vous dites un seul mot
« Pour rompre mon hymen, par le ciel je le jure,
« Mes ongles sur vos yeux vengeront mon injure,
« Et… » — « Qui vous dit qu’on veut troubler votre bonheur ? »
Dit le Comte, et tout plein de mépris, de fureur,
Pour punir son ingrate amante, il se propose
D’adorer à jamais Mademoiselle Rose.

Le Woïski, pour calmer tous ces transports jaloux,
Se mit à raconter des histoires de loups,
D’ours et de sangliers, et la querelle antique
Qui faillit bien avoir un dénouement tragique[1].
Mais tous ayant fini leurs glaces, l’orateur
Les conduit dans la cour jouir de la fraîcheur.

  1. L’histoire de la querelle de Reytan avec le prince de Nassau, dont il s’agit encore ici, et que le Woïski n’a pu terminer, est
    connue par la tradition. En voici le dénouement pour le lecteur curieux : Reytan, irrité des vantardises du prince de Nassau, se place à côté de lui dans un passage étroit. À ce moment un énorme sanglier, exaspéré par les coups de feu et la poursuite, se jetait vers ce passage. Reytan arrache des mains du prince le fusil qu’il tenait, jette le sien à terre, puis, prenant un épieu et en tendant un autre à l’Allemand : « Maintenant, dit-il, nous allons voir qui de nous manie le mieux la pique. » Le sanglier arrivait déjà, quand le Woïski Hreczecha, debout non loin d’eux, tua l’animal d’un coup de feu. Les rivaux se fâchèrent d’abord, puis se réconcilièrent et récompensèrent le courageux Hreczecha. (Note de l’auteur).