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C’est le chant du Trois Mai !…[1] Des couplets, du refrain
Les sons joyeux partout font naître l’allégresse.
Filles, garçons, tout veut danser, et tout s’empresse.
Et l’esprit des vieillards revoit des temps meilleurs.
Quel bonheur, quel espoir, quand nonces, sénateurs
Célébraient ce beau jour où le passé s’oublie,
Où peuple, nobles, roi, tout se réconcilie ;
Quand les danseurs heureux criaient : « Vive le roi !
Vive la Nation ! Et la diète, et la loi ! »

Plus vif et plus pressé le chant monte et se hausse.
Soudain, tous ont tremblé : c’est une note fausse,
Comme un serpent qui siffle ou comme un grincement.
Plus de gaieté : partout court un frémissement.
Dans le doute chacun s’inquiète, s’attriste ;
Qui faut-il accuser : l’instrument ou l’artiste ?
Lui, se tromper ? Jamais : il frappe encor plus fort
Cette corde maudite ; il force cet accord,
Qui, jetant le désordre au sein de l’harmonie,
Semble confédéré contre la mélodie.
Soudain Gervais comprit l’artiste. Il s’écria :
« Je connais cette voix… Oui, c’est Targowitsa ! »
Puis éclate en sifflant cette corde maudite…

La cadence se rompt ; le chant se précipite,
Et des cordes d’en haut tombe à celles d’en bas.
On entend retentir mille effrayants fracas :
Marche guerrière, attaque, assaut, le bruit des balles,
Cris de mères, d’enfants… Les notes musicales
Rendent si bien l’assaut, que les femmes sont pâles
Et pleurent, en voyant revivre en leur esprit
Les horreurs de Praga[2] que Jankiel leur décrit :
Heureuses, lorsque enfin le chant comme un tonnerre
Éclate, et, se taisant, semble rentrer sous terre !

A peine ils revenaient de leur étonnement,
Nouveau chant… C’est d’abord comme un bourdonnement
Calme, léger : plusieurs cordelettes frissonnent
Comme des mouches qui, frémissantes, bourdonnent.
D’autres cordes bientôt s’agitent, et les tons

  1. Le trois mai 1791 fut proclamée la constitution qui devait régénérer la Pologne et contre laquelle Catherine II suscita la criminelle confédération de Targowitsa, dont il est question quelques vers plus bas.
  2. Le massacre de Praga, ordonné par Souvarov et par lequel se termine l’insurrection de Kościuszko en 1794.