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Comme il sied ; l’économe est assis à l’écart.
C’est aujourd’hui dimanche : après la messe basse,
Pour boire et s’amuser chez Jankiel on s’entasse.
Devant chacun déjà moussait un gobelet,
Et la Juive versait où chacun l’appelait.
Au centre était Jankiel dans sa robe de moire
Aux agrafes d’argent : à sa ceinture noire
D’une de ses deux mains les doigts se sont glissés,
L’autre erre sur sa barbe aux flots longs et plissés.
Dès qu’on entre, il salue ; et, sans servir personne
Il fait placer le monde, il surveille, il ordonne,
Il sourit, il soutient la conversation :
Parfois même il apaise une discussion.

Cet honnête vieillard, Juif de la vieille roche,
Tenait depuis longtemps l’auberge, et nul reproche
N’avait jamais encore atteint sa probité.
Sa marchandise était de bonne qualité ;
Il comptait strictement, sans nulle tromperie,
Tolérait la gaieté, mais non l’ivrognerie,
Aimait beaucoup la joie : et noces et festins
Se faisaient tous chez lui. Les dimanches matins,
Du village il faisait venir la cornemuse
Et la basse ; chez lui Jankiel veut qu’on s’amuse.

Il connaît la musique et n’est pas sans talent :
Son tympanon (des Juifs c’est l’antique instrument)
Aussi bien que sa voix savante et bien timbrée
Fit jadis le bonheur de toute la contrée.
Il n’a pas trop l’accent de nos Orientaux
Et raffole surtout des chants nationaux ;
D’au delà du Niemen chaque fois il rapporte
Kołomyjki[1] Mazours, Dumki[2] de toute sorte.
On dit même (qui sait si le fait est certain ?)
Que c’est lui le premier, qui, d’un pays lointain
Apporta, propagea dans la Lithuanie
Ce chant, qui, né d’abord sur le sol d’Italie,
Et redit en tous lieux par la voix des clairons,
A fait le tour du monde avec nos légions[3].
L’art du chanteur chez nous n’est pas chose commune

  1. Les Kołomyjki sont des chansons ruthéniennes de Galicie du même genre que les mazours polonais.
  2. Les Dumki sont des chants ukrainiens.
  3. C’est le chant national : la Pologne n’est pas encore morte (Jeszcze Polska nie zginęła).