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RÈGNE DE LOUIS XVIII.

son habileté excelle ; comme un joueur aussi, il risquait chaque jour ce qu’il avait gagné la veille, et il dut s’accuser lui-même de la plupart de ses disgrâces. Le rétablissement de l’ordre en France, et plusieurs utiles créations de son génie, sont ses plus beaux titres de gloire : mais la comparaison du bien qu’il a fait avec celui qu’il aurait pu faire s’il avait eu constamment en vue un but moral et vraiment patriotique, sera toujours pour lui un pesant sujet de reproche. Son ambition insatiable ouvrit deux fois son pays aux armées étrangères ; les calamités qui ont suivi ces invasions, et le sang de deux millions d’hommes, versé sous son règne dans d’innombrables combats, ont appris à la France ce que coûte la gloire d’un conquérant : espérons cependant qu’elle n’aura point souffert tant de maux, sans que l’humanité en retire plus tard quelque grand avantage. Napoléon, dans sa marche victorieuse à travers les nations, à la tête de rois, de princes, et de puissants chefs sortis des rangs populaires, sema partout certaines idées sur l’égalité des droits, qui, dans notre époque, sont devenues la base des libertés politiques, et dans sa double catastrophe, en attirant deux fois l’Europe sur la France, il initia les peuples les plus reculés à une civilisation supérieure, qui établira sans doute un jour de nouveaux liens entre eux et nous, et mettra plus d’harmonie entre leurs constitutions sociales et la nôtre. Tel était le prestige attaché à cet homme prodigieux, qu’à dix-huit cents lieues de l’Europe, il la remplissait encore du bruit de son nom : sa puissante image apparaissait de loin sur son rocher solitaire, au milieu de l’Océan, comme un objet perpétuel de terreur pour les uns, d’espérance pour les autres. Sa mort précipita plusieurs de ces derniers dans des entreprises téméraires et désespérées, tandis qu’en délivrant leurs adversaires d’un salutaire effroi, elle leur permit de s’abandonner, avec moins de réserve et de prudence, à leurs penchants réactionnaires et désastreux.

Vers le même temps, une puissance occulte envahissait la cour, les chambres et toutes les branches de l’administration publique. Depuis dix ans, des hommes d’une piété sincère,