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Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/222

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multitude de leurs partisans ? Nulle part (excepté dans les institutions monastiques) on ne nie complètement la diversité de goût. Une personne peut sans encourir de blâme aimer ou ne pas aimer le cigare, la musique, les exercices du corps, les échecs, les cartes ou l’étude, parce que les partisans et les ennemis de toutes ces choses sont trop nombreux pour être réduits au silence. Mais l’homme et encore plus la femme, qui peut être accusé ou de faire ce que personne ne fait, ou de ne pas faire ce que tout le monde fait, est l’objet d’autant de blâme que si il ou elle avait commis quelque grave délit moral. Il faut que les gens aient un titre ou quelqu’autre insigne qui les élève dans l’opinion de leurs concitoyens au niveau des gens de qualité, pour qu’ils puissent se donner un peu le luxe de faire ce qui leur plaît, sans nuire à leur réputation. Se donner un peu, ai-je dit, et je le répète ; car quiconque se donnerait amplement ce luxe courrait le risque de quelque chose de pire que des discours déshonorants ; il serait en danger de passer devant une commission de lunatico et de se voir enlever sa propriété au profit de sa famille [1].

  1. Il y a quelque chose de méprisable et d’effrayant dans le genre de témoignage sur lequel on peut de nos jours déclarer judiciairement une personne incapable de conduire ses affaires, et après sa mort tenir pour non-avenue la disposition qu’elle a faite de ses biens, si l’on y trouve de quoi payer les frais du procès qui sont pris sur les biens eux-mêmes. Tous les petits détails de sa vie quotidienne sont fouillés, et ce que les plus pauvres esprits parmi les pauvres, y découvrent avec leurs facultés perceptives et descriptives, qui n’est pas absolument un lieu commun, est traduit devant le jury comme une preuve de folie, et souvent avec succès. Les jurés étant à peine moins ignorants que les témoins, tandis que les juges ne sachant rien de la nature et de la vie humaine, ce qu’on voit chaque jour avec étonnement chez le légiste anglais, contribuent souvent à les induire en erreur. Ces procès valent des volumes, comme indice du sentiment et de l’opinion vulgaire par rapport à la liberté humaine. Loin d’attribuer aucune valeur à l’individualité, loin de respecter les droits de tout individu à agir dans les choses indifférentes, comme son jugement et ses inclinations l’y portent, les juges et les jurés ne peuvent même concevoir qu’une personne saine d’esprit puisse désirer une telle liberté. Autrefois quand on proposait de brûler des athées, des gens charitables suggéraient volontiers qu’il vaudrait mieux les mettre dans une maison de fous. Il n’y aurait rien d’étonnant aujourd’hui a ce que pareille chose se fît, ceux qui l’auraient faite s’applaudissant d’avoir adopté une manière si humaine et si chrétienne de traiter ces infortunés au lieu de les persécuter pour cause religieuse, non sans une satisfaction secrète de leur avoir fait un sort selon leurs mérites.